Leader du streaming vidéo, Netflix multiplie les actions en faveur de la parité et se félicite d’une forte présence des femmes dans ses programmes originaux, devant et derrière la caméra. Mais le géant américain est-il vraiment irréprochable ? Analyse data de plus de 1000 programmes originaux Netflix afin de mener l’enquête.
Le 28 févier, à la 75e cérémonie des Golden Globes, Netflix triomphait avec ses programmes Le jeu de la dame, I care a lot, Le Blues de Ma Rainey et the Crown. Leur point commun ? Des femmes en tête d’affiche. Un constat qui ne s’apparente pas à une pure coïncidence : déjà en 2015, Netflix et sa vice-présidente des contenus de l’époque, Cindy Holland, s’engageaient à mettre davantage de femmes en avant.
Six ans et une crise sanitaire plus tard, la plateforme américaine de streaming domine plus que jamais le marché et entend bien continuer ses actions. Le 21 mars, Ted Sarandos, co-PDG de Netflix avec Reed Hastings, réaffirmait sa volonté au micro de la radio américaine KCRW : « C’est quelque chose sur lequel nous travaillons depuis longtemps. Nous ne voulons pas nous enfermer dans des quotas arbitraires, mais nous engager dans un état constant d’amélioration ». Et le PDG d’avouer : « C’est une réelle volonté. Et c’est aussi un très bon business. Les gens ont envie de voir des personnes qui leur ressemblent à l’écran. »
Alors, Netflix a annoncé la nomination d’une personne en charge de la diversité, s’est engagé à verser 100 millions de dollars sur cinq ans pour « développer des nouveaux talents », et s’est associé avec l’université USC Annenberg pour la publication d’un rapport, « Inclusion Initative ». Un document qui chiffre notamment la place des femmes et constate la parité dans les programmes originaux Netflix pour 2019. Cependant, le rapport se concentre uniquement sur les programmes américains, entre 2018 et 2019, et ne s’intéresse ni à l’âge des actrices, ni aux genres des productions.
Notre enquête va plus loin en analysant à la loupe plus de 1000 programmes originaux Netflix du monde entier, créés entre 2015 et 2021 : part des actrices et réalisatrices dans les séries et films, répartition entre les différents genres (comédies, thriller…) et moyenne d’âge.
Julie Billy productrice de films chez Haut et Court, est aussi co-présidente du collectif 50/50. Celle qui a produit The Lobster ou La nuit a dévoré le monde constate bien cette volonté de la plateforme. Avec le collectif, qui œuvre pour la parité, elle vient de monter un programme de mentorat pour les jeunes femmes en partenariat avec Netflix : « Ils cherchaient à trouver des initiatives en faveur des femmes en vue du 8 mars (journée de la femme, ndlr), alors ils se sont associés à nous dans le cadre de ce programme. La plateforme a une volonté affichée de mettre davantage de diversité et de parité, on sait qu’ils demandent aux producteurs d’avoir un regard spécifique sur ces sujets ».
En effet, depuis 2020, de nombreuses productions centrées sur des femmes ont germé, comme Fate : The Winx Saga. Cette série, adaptation libre du dessin animé du même nom, suit la vie de cinq adolescentes dotées de pouvoirs magiques. On retrouve aussi Sex Education avec le personnage fort de la rebelle Maeve, ou plus récemment Ginny & Georgia, centrée sur la relation mère-fille.
Netflix ne choisit pas non plus ses actrices au hasard : les femmes derrière les personnages sont souvent sensibles à la cause. Par exemple, Gillian Anderson, qui joue la mère d’Otis dans Sex Education et Margaret Thatcher dans The Crown, affirmait déjà en 2014 dans Glamour « J’ai une sensibilité féministe et quand j’entends certaines choses ou que je vois les gens réagir envers les femmes d’une certaine façon, j’ai très peu de tolérance envers eux. » Sa co-star de Sex Education, Emma MacKey, confiait à The Independent : « Je crois en l’égalité entre les gens. Je préfère qu’on se souvienne de moi comme une féministe plutôt qu’une conasse ».
Depuis 2015, le pourcentage de femmes dans les productions originales Netflix a bel et bien augmenté : les actrices occupent en 2020 plus de 48% des rôles principaux, contre seulement 37% en 2015. Même tendance pour les cinq premiers rôles, où l’on passe de 32% à 45%.
Une présence accrue des femmes qui est encore plus frappante dans les séries : en 2020, la parité est atteinte et même dépassée, avec 57% de séries avec une femme dans un premier rôle, contre 30% en 2015. Ces tendances pour 2021 semblent se confirmer, puisque les femmes occupent pour l’instant 52% des rôles principaux.
On constate néanmoins une variation conséquente selon les pays d’origine des productions. Si en 2020, les programmes américains comptabilisent 48% de femmes, le reste des productions fait un peu moins bien, avec 46% d’actrices dans un premier rôle. Mais encore plus flagrant: si l’Allemagne, le Mexique et l’Espagne s’en sortent avec un pourcentage largement au-dessus de la moyenne constatée, le Royaume-Uni, la Corée du Sud et l’Italie figurent parmi les mauvais élèves.
La part de réalisatrices a aussi grimpé, passant de 17% en 2015 à 24% en 2020. Là encore, le pourcentage de réalisatrices dans les séries est plus important que celui dans les films, depuis 2019.
Rien non plus d’étonnant à ce constat : Plusieurs programmes à succès ont été confiés à des réalisatrices sur les deux dernières années, tels que la trilogie pour adolescents A tous les garçons, mais aussi la série Lupin : dans l’ombre d’Arsène avec Omar Sy, dont deux épisodes sont réalisés par la chilienne Marcela Said. Ted Sarandos, sur KCRW, applaudissait le fait que « notre film qui a le mieux marché sur la plateforme, Bird Box, a été réalisé par une femme. Et notre film le plus visionné de 2020, Old Guard, a été réalisé par une femme de couleur ».
Mais malgré les efforts notables de la plateforme, la parité est encore très loin d’être une réalité. La moyenne constatée est d’environ 24%, toutes productions confondues. En revanche, si on ne s’attarde que sur les productions américaines, le pourcentage grimpe à 27%.
En revanche, pour le reste du monde, le pourcentage tombe à 21,5%. Par exemple, en 2020, le Royaume-Uni, le Mexique et l’Espagne se sont distingués avec un nombre de réalisatrices entre 12 et 14%, bien en dessous de la moyenne.
Pour la productrice Julie Billy, ces chiffres en demi-teinte s’expliquent assez facilement « la problématique des plateformes et des chaines de télévision, c’est qu’ils veulent toujours des gens avec de l’expérience : on ne fait pas toute de suite son premier film à la télé ou sa première série. Le système est très précarisant pour les plus faibles, et après une maternité par exemple, c’est compliqué de revenir sur le terrain du travail. Le système a donc tendance à diminuer le nombre de réalisatrices au fur et à mesure de leur carrière ».
Malgré ces avancées, la répartition homme/femme pêche sur un autre aspect : celui des genres des productions. Les chiffres révèlent qu’actrices comme réalisatrices semblent encore enfermées dans certains types de programmes. Si pour Ted Sarandos, « c’est important que les femmes ne soient pas cantonnées aux mêmes types de films », c’est pourtant encore la réalité chez Netflix.
Sur l’ensemble de la période 2015- début 2021, on remarque que pour les actrices, la catégorie « films ou séries romantiques » ainsi que « films ou séries familiales » culminent en haut du podium, avec respectivement 58% et 52% de femmes dans le rôle principal. A l’inverse, les programmes « guerre » et « western » sont largement dominés par les acteurs, avec 20% et 16% de femmes dans le rôle principal. Pour l’année 2020 seule, les programmes « romantiques » sont encore en tête du classement, tandis que les films et séries d’action, aventure et policier sont ceux avec le moins de femmes.
Les actrices semblent donc encore être cantonnées aux mêmes types de rôles, largement présentes dans des programmes à cible féminine, mais beaucoup moins à cible masculine. Si les femmes ne manquent pas dans la saga romantique Les Chroniques de Bridgerton ou Emily in Paris, elles sont beaucoup plus difficiles à trouver dans des programmes comme Tyler Rake, un film d’action survitaminé avec la star de Thor, Chris Hemsworth.
Et l’on retrouve le même type de genres pour les réalisatrices : elles sont en majorité derrière les caméras des « drames », « comédies » et « films musicaux », mais très rares sont celles qui dirigent les productions de « guerre », « horreur » et « policier ». En 2015, c’est étrangement dans les programmes de « science-fiction », « suspens » et « thriller » qu’on les retrouve les plus nombreuses, mais ce constat est à relativiser et s’explique probablement par le faible nombre de productions sorties cette année-là ( 25 contre 259 en 2020)
En 2020, c’était toujours dans les programmes « comédies » et « musicaux » mais aussi « romantiques » qu’elles étaient le plus nombreuses, comme on a pu le voir avec le dansant Feel the beat ou le dernier volet de A tous les garçons, comédie romantique pour adolescents qui suit les aventure de Lara Jean et son « crush » Peter.
Pour Julie Billy, cette tendance dans les genres s’explique assez facilement : « Les genres de films sont souvent liés à des budgets, et plus on a des budgets élevés, moins on a des réalisatrices. Les films d’action et les gros films populaires, qui sont les mieux financés, sont ceux sur lesquels les femmes sont le moins représentées. ». Dans le cinéma traditionnel en France, « les réalisatrices sont aussi moins bien payées. Il y a non seulement un écart de budget de 36% et en plus, un écart de rémunération et de salaire de 42%. ».
Mais impossible de savoir si l’herbe est plus verte chez Netflix : « Les budgets des séries Netflix sont vraiment très confidentiels, c’est impossible pour nous de savoir comment ils rémunèrent les réalisatrices par rapport aux réalisateurs. En général, entre producteurs, on se donne des tips sur les chiffres, mais ceux qui travaillent avec Netflix ont une telle peur de voir leur contrat annulé, il y a des telles clauses de confidentialité, qu’ils ne disent rien. Sur ces questions, il n’y a pas de transparence », explique la productrice.
Autre constat : celui de l’âge des actrices. Sur les 1000 programmes analysés, une tendance se dessine très nettement : les actrices sont toujours plus jeunes que les acteurs. En 2020, alors que les acteurs dans un premier rôle avaient en moyenne 41 ans, les actrices n’en n’avaient que 35. Dans les cinq premiers rôles, le chiffre grimpe à 42 en moyenne pour les hommes, contre 37 ans pour les femmes.
Et depuis 2015, aucune évolution notable : l’âge moyen des actrices n’augmente pas, avec un âge moyen d’actrice dans les cinq premiers rôles à 37 ans depuis 2017, tandis que celui des hommes a augmenté d’une année. Les productions du début de l’année 2021 proposent même des productions avec des femmes encore plus jeunes, avec un âge moyen de 34 ans, soit un écart de dix ans avec les hommes.
Enfin, depuis 2016, la moyenne d’âge des actrices est plus faible pour les actrices de séries que dans les actrices de films : en 2020, l’âge moyen des actrices dans les cinq premiers rôles était de 36 ans, contre 39 ans dans les films.
Un constat sûrement lié à la cible des spectateurs, les séries étant majoritairement destinées à un public plus jeune que les films : Sex Education, Les chroniques de Bridgeton ou Fate : The Winx Saga, séries à succès de Netflix, mettent toutes en scène des personnages féminins très jeunes, censées être âgées à peine d’une vingtaine d’années, auxquelles les adolescentes peuvent facilement s’identifier.
On remarque enfin que les écarts d’âge sont très variables selon les genres des productions. Si les femmes sont plus âgées dans les programmes policiers, dramatiques et musicaux, elles sont nettement plus jeunes dans les films et séries de science-fiction, d’action et d’aventure, là aussi une résultante de la cible des programmes.
Et cela n’est bien sûr pas propre qu’à Netflix : la fameuse « limite des 40 ans » au-delà de laquelle les actrices ont beaucoup moins de rôles fait parler d’elle depuis un moment à Hollywood. Rosamund Pike, star de la production Netflix I Care A Lot, regrettait d’ailleurs dans The Telegraph d’être toujours renvoyée à son âge : « Par exemple, dans un article du Mail Online, ils disaient « Rosamund Pike, la star de 36 ans, a été demandé en mariage par David Oyelowo. La mention de l’âge, c’est toujours une réalité pour les femmes”. Elle ajoutait : “Récemment, j’ai essayé d’avoir un partenaire à l’écran dix ans plus jeune que moi, car je le trouvais parfait pour le rôle. J’ai rencontré une résistance immense ».
Une autre manière trouvée par Netflix de mettre les femmes en avant, est aussi par la création de catégories sur les pages de ses abonnés. Par exemple, en 2019, c’est la catégorie « femmes réalisatrices » qui émerge.
Ainsi, Céline, 29 ans, partisane de la parité, peut voir de nombreuses catégories promouvant ces dernières : « héroïne de séries comiques », « femmes combattant le crime », « reines de l’écran » … Dans sa page d’accueil, l’onglet « programmes originaux Netflix » ne lui propose même que des productions avec des femmes en personnage principal. Même chose pour Catherine, 52 ans, dont les suggestions comportent de nombreuses catégories féminines.
Mais pour Jordan, 24 ans, aucune femme à l’horizon. Amateur d’animés et de science-fiction, son profil ne comporte aucune des catégories créées par Netflix pour mettre les femmes en avant, et aucune femme n’apparait dans les recommandations de programmes originaux. Marc, 59 ans, aussi fan d’animés et de fantasy, n’a lui non plus aucune de ces catégories.
Des résultats dus à l’algorithme Netflix, dont la recette secrète est bien gardée. Une machine intelligente qui se base avec grande précision sur les goûts de ses utilisateurs : « Cet algorithme d’une puissance chirurgicale analyse les habitudes de ses clients : quel type de films regardez-vous le plus ? Quand arrêtez-vous la lecture ? À quel volume le regardez-vous et quand le changez-vous ? etc. Ce système est plébiscité par les clients puisque plus de 8 visionnages sur 10 sont issus des recommandations de l’algorithme », explique Cinergie, un site spécialisé dans le cinéma belge.
Alors, peu de chance que Jordan ou Marc tombent un jour sur les catégories qui tentent de mettre la femme au premier plan. Force est de constater que les femmes sont bien là… mais pour ceux déjà sensibles à la cause.
Clémence Ballandras
Pour cette enquête data, nous sommes partis des listes des programmes originaux Netflix établies sur Wikipédia. Tous les titres et années des films et séries depuis 2015 ont ainsi été récupérés par un script Python. Nous avons cherché les informations complémentaires via plusieurs méthodes:
– API ouverte du site OMDb (récupération de l’ID IMDb utilisé dans la bibliothèque IMDb)
– Bibliothèque open-source Python permettant d’accéder aux informations IMDb (récupération de toutes les informations liées à chaque programme: genres, pays, réalisateurs, 5 acteurs/actrices principaux).
– Scrapping de certaines pages du site IMDb (récupération de l’âge des acteurs/actrices)
– Bibliothèque open-source Gender Guesser qui permet détecter le genre de la personne selon son prénom
Une marge d’erreur est donc possible et la technique de récupération de données, différente à celle de l’USC Annenberg, peut expliquer la différence entre les chiffres constatés.
Les documentaires, télé-réalités, jeux télévisés et talk-shows n’ont pas été analysés.