À Ripoll, la maire d’extrême droite gouverne sur les cicatrices des attentats

Publié le 18 mars 2024
RIPOLL (Catalogne) – La cellule terroriste des attentats de Barcelone et de Cambrils commis en août 2017 était originaire de cette commune du nord de la Catalogne. Silvia Orriols, qui ne cache pas ses ambitions régionales, y mène une politique hostile aux immigrés.

La Place du 1er octobre fleure bon la nostalgie, à Ripoll. Dans cette petite bourgade catalane où le voisinage a progressivement retiré les drapeaux indépendantistes de ses balcons, le lieu récemment renommé en hommage au référendum d’indépendance de 2017 fait office de souvenir. C’est ici, en début de semaine, qu’a déménagé la soupe populaire de la ville destinée aux plus de 65 ans. Désormais, les retraités de la ville sont les bienvenus pour déjeuner à l’ancienne maison des jeunes, « El Galliner » à une condition, prévient Silvia Orriols, la maire issue de la nouvelle formation d’extrême droite indépendantiste Alliance Catalane : « Tant qu’ils ne demandent pas de nourriture halal ! » Au menu ce midi, c’était choux et pommes de terre aux lardons.

Il est près de 11 000 âmes dans cette commune nichée au pied des Pyrénées, mais à table, comme dans le reste de la ville, tout le monde se connaît. Ici on parle un peu politique, comme Margarita, 73 ans, qui s’insurge contre ces « traîtres » qui lui avaient promis une Catalogne indépendante. On se remémore le bon vieux temps, quand la ville « abritait les meilleures entreprises textiles d’Europe », rappelle Francisco, 68 ans. Ou quand Martina, 83 ans, n’avait pas peur d’ouvrir sa porte « à des cambrioleurs qui se font passer pour des livreurs » – une pratique dont elle a récemment pris acte lors d’une conférence organisée par la mairie avec la police locale. Sentiment de déclin, à table. Et procès en duplicité à la communauté musulmane. À Ripoll, point de « quartier-ghetto », les communautés cohabitent ; alors quand on se croise en ville, comment savoir réellement qui est la personne que l’on salue ? Au « Galliner », tout le monde croyait connaître ces huit garçons de la cellule djihadiste de Ripoll, responsable des attentats de Barcelone et de Cambrils, du 17 août 2017. L’un d’entre eux, Driss Oukabir (condamné à 36 ans de prison), était le meilleur ami du fils de Juani, 63 ans. Désormais, il faudrait « nettoyer le village de toute cette immigration pour qu’ils se plient à nos traditions ». Juani, c’est la femme d’un adjoint à la maire.

Silvia Orriols ne pouvait rêver meilleur voisinage. Collé à la mairie, le monastère bénédictin Sainte Marie de Ripoll abrite les restes du « père de la nation catalane », Guifred le Velu, chantre de la Reconquête contre les musulmans au IXe siècle. Neuf mois, depuis le 17 juin dernier, que la maire a pris ses quartiers à l’hôtel de Ville. Et presqu’un an que, débit mitraillette, l’édile fustige la « société parallèle » que constitueraient les quelque 500 musulmans de la ville qui « vivent des aides sociales », revisitant la théorie raciste du « grand remplacement ». « Il est évident que l’État espagnol veut diluer l’identité catalane et organise l’immigration en Catalogne pour tuer le séparatisme », affirme en catalan l’édile qui refuse de s’exprimer en espagnol, « la langue imposée par le colonisateur ».

L'Alliance Catalane ne dispose que de 8 conseillers municipaux depuis les élections municipales du 28 mai dernier. 6 à Ripoll, où elle gouverne, et un seul à Ribera d'Ondara et Manlleu. MATTIAS CORRASCO POUR « LE CFJ »

« Orriolisation » des esprits

Lors des élections locales en mai dernier, la conseillère municipale de 38 ans avait créé la surprise, obtenant plus de 30% des voix. Jordi Munell, l’ancien maire de la formation de centre-droit Junts per Catalunya, n’avait rien vu venir. « Beaucoup d’électeurs indépendantistes ont été déçus de la façon dont les partis ont mené la tentative de sécession ces dernières années. Nous avons également péché en naïveté concernant l’immigration. Enfin, je pensais que les cicatrices des attentats de 2017 s’étaient refermées. Elle a su utiliser ce drame », analyse-t-il aujourd’hui.

La scène est bavarde, en ce 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Silvia Orriols se fend d’un sobre message sur X, comme elle en publie des dizaines par jour, pour souhaiter une « bonne fête » aux Catalanes. Mais dans son agenda figure un rendez-vous d’une toute autre nature : à Ripoll, la maire a donné rendez-vous aux membres d’une association réunissant des victimes du terrorisme. Parmi eux sur le parvis du bar El Molí, Yolanda, quinquagénaire et habitante de la commune. Elle était présente sur l’avenue des Ramblas à Barcelone 17 août 2017, lorsque la camionnette blanche conduite par Younès Abouyaaqoub, lui aussi de Ripoll, manque d’écraser ses enfants. « L’ancien maire ne nous a passé aucun coup de fil, il n’y en a eu que pour les familles des terroristes. Silvia Orriols est la seule à s’être intéressée à nous. »

Le gouvernement Cataln vient de sanctionner Sílvia Orriols à hauteur de 10 001 euros pour ses déclarations sur l'immigration. À Ripoll, le 9 mars 2024. MATTIAS CORRASCO POUR « LE CFJ »

L’édile a beau dénoncer une « invasion migratoire » dans sa ville, elle s’embarrasse peu de la réalité. Qu’importe si le taux d’étrangers est plus faible à Ripoll que dans le reste de la Catalogne (15%, dont la moitié est marocaine, contre une moyenne régionale de 17%). Mme. Orriols se veut surtout lanceuse d’alerte : « C’est précisément parce qu’on ne veut pas se retrouver dans la même situation que vivent d’autres villes catalanes, où l’immigration a explosé avec l’insécurité et le trafic de drogue, que l’on porte ce message. » Un message à défaut d’un premier bilan, car faute de majorité absolue, la maire a été contrainte de prolonger le budget de son prédécesseur en janvier dernier, une première depuis 1979. Le message, lui, semble prendre. « Il y a eu une ‘orriolisation’ des esprits : avant les gens avaient peur de s’exprimer. Grâce à moi, ils osent dire ce qu’ils pensent. »

Rendez-vous au café Costa, à deux pas de la mairie. C’est ici que Dori, 50 ans, Margarita, 55 ans, et Manoli, 60 ans, mettent à jour leurs potins de la semaine. Parmi elles, seule la dernière a voté pour Silvia Orriols. « Ceux qui s’intègrent et travaillent, pas de problème. Mais ceux qui demandent des aides sans travailler, ça non ! » Les deux autres copines roulent des yeux. Dori est latino-américaine. Dix-huit ans qu’elle réside ici, qu’elle assure « bien vivre en tant qu’immigrée ». Depuis quelques mois, elle envisage sérieusement de déménager. Il y a trois semaines, son fils a subi des remarques racistes à l’école. « Tu ressembles à un Arabe » ; « T’es venu en Espagne en bateau ? » La première fois en 16 ans qu’on le ramenait à ses origines. « Depuis qu’elle est là, quelque chose s’est obscurci dans le village. »

Dori, de dos, envisage de déménager de la ville, après que on fils ait été victime de racisme. À Ripoll, le 9 mars 2024. MATTIAS CORRASCO POUR « LE CFJ »

« J’apprendrai à mes filles qu’elles ne sont pas Espagnoles »

La nouvelle mosquée Annour de Ripoll est située à quelques encablures du centre-ville. Pour s’y rendre, il faut traverser le pont surplombant le fleuve du Ter. La salle de prière y est bien plus grande que dans l’ancien bâtiment situé à une centaine de mètres, déserté en mai 2021. Cette mosquée, Silvia Orriols veut la fermer, c’est sa priorité : l’imam Es-Satty, cerveau présumé des attentats, y prêchait. « Elle ne peut pas la fermer, tout est en règle. C’est la loi qui gouverne », affirme Ali Yassine, président de la communauté musulmane. Les pratiquants arrivent au compte-goutte, en fin d’après-midi. Elmadi, 54 ans, patiente quelques minutes à l’entrée. 38 ans qu’il est parti du Maroc pour vivre en Catalogne, dont 13 années à Ripoll comme employé dans un camping, et voilà quelques mois qu’il change ses habitudes. Il y avait ce bar, où se mélangeaient immigrés et Catalans, dans lequel il avait coutume de se rendre. « On a commencé à mal me regarder, à tenir des propos racistes pour la première fois. » Il n’y va plus, désormais.

Habitant de Ripoll depuis 13 ans, Fazeel a mis plus d'un mois avant de se faire recenser par les services de la mairie. À Ripoll, le 10 mars 2024. MATTIAS CORRASCO POUR « LE CFJ »

Derrière le comptoir de son magasin, Fazeel, 32 ans, refait son parcours. Il est arrivé du Pakistan à Barcelone à l’âge de douze ans. Depuis treize ans, il vit à Ripoll avec sa femme. Entre temps, il y a ouvert sa boutique de réparation de téléphone, acheté un appartement, et donné naissance à ses deux filles. « Je leur apprendrai qu’elles ne sont pas espagnoles. Elles resteront des enfants d’étranger. » L’été dernier, il a délégué la gestion de son commerce à son épouse, et s’est recensé en quelques minutes comme étranger à Barcelone pour y travailler. Son retour dans la commune s’articule avec l’arrivée de Silvia Orriols à la tête de la mairie. La procédure, qui donne accès à la santé publique et à l’éducation publique, est normalement très rapide, mais la nouvelle maire laisse traîner les délais pour les personnes d’origine étrangère. « Beaucoup d’immigrés fraudent le recensement pour toucher des aides sociales. Alors on vérifie dans les délais impartis par la loi (trois mois NDLR.) », explique la maire. « On m’a envoyé deux policiers municipaux pour voir si je vivais bien dans le logement dont je déclarais être propriétaire, se remémore Fazeel. Tout ça à cause de mes origines. » Plus d’un mois d’attente avant d’être à nouveau considéré comme un habitant de Ripoll. Ils sont des dizaines, depuis mai dernier, à vivre ce cauchemar administratif. Les autorités espagnoles et la Commission européenne s’en sont récemment préoccupées.

« Qu’on parle de toi en bien ou en mal, l’essentiel, c’est qu’on parle de toi », philosophe Silvia Orriol, satisfaite de la polémique. Ripoll, selon ses mots, est « un essai-pilote », pour le reste de la Catalogne. Des élections régionales anticipées auront lieu le 12 mai prochain et dans son entourage, on rêve de la voir siéger au parlement catalan. Les sondages s’amusent déjà à la tester, comme celui de l’institut Electomanía pour le média Crónica Global. Elle est donnée à 1,6%, pas encore assez pour dépasser la barrière électorale, établie à 3%.

Mattias Corrasco

ENTRETIEN

Steven Forti : « En Catalogne, l’extrême droite sécessioniste surfe sur les déceptions du processus d'indépendance »

À Ripoll, la politique menée par la maire sécessionniste d’extrême droite, Silvia Orriols, interroge sur les dérives de l’indépendantisme, alors que des élections régionales anticipées viennent d’être convoquées pour le 12 mai prochain. Explications avec Steven Forti (Trente, Italie, 1981), professeur associé d’histoire contemporaine à l’Universitat Autònoma de Barcelona, et auteur de Extrema derecha 2.0. Qué es y cómo combatirla (Siglo XXI de España, 2021).

Silvia Orriols peut-elle symboliser l’émergence d’un courant d’extrême droite indépendantiste en Catalogne en vue du prochain scrutin ? Son parti, l’Alliance Catalane, n’a remporté que 8 conseillers municipaux lors des dernières élections de mai 2023, et une seule commune de 11 000 habitants…

Certes, mais Ripoll est aujourd’hui la plus grande ville espagnole gouvernée en solitaire par une formation politique d’extrême droite. En ce sens, cette petite commune pourrait devenir le laboratoire de l’Alliance Catalane, formation indépendantiste catalane ouvertement xénophobe et anti-immigration, pour les échéances à venir. Le parti est encore petit, personnalisé et taillé sur mesure pour la maire, Silvia Orriols, sa principale figure de proue ; c’est aussi sûrement pour le prendre de court que le président de la région a convoqué des élections anticipées. Mais cette dernière dispose désormais d’une grande visibilité : elle sait utiliser les réseaux sociaux, sur lesquels elle est très active et suivie, et a compris comment attirer la lumière médiatique sur sa personne.

L’émergence d’un parti indépendantiste anti-immigration est-elle une première en Catalogne ?

Il existe, actuellement, des partis très minoritaires, comme le Front National Catalan, ou le Mouvement Identitaire Catalan. Au début des années 2000, une formation politique, Plateforme pour la Catalogne (PxCat en catalan) s’est implantée comme le premier parti d’extrême-droite populiste à succès en Espagne. La formation n’a jamais remporté de mairie, mais a obtenu beaucoup de sièges dans les différents conseils municipaux de la région, en brandissant un discours anti-musulmans et ultra-sécuritaire. Notamment dans la commune de Vic, à quelques kilomètres de Ripoll, dont chacune a en commun d’accueillir une forte communauté musulmane. Mais Josep Anglada, le président du parti, s’est toujours prévalu d’une certaine prudence quant à ses velléités indépendantistes. « Primers els de casa » (« Ceux de chez nous d’abord », NDLR.) était son slogan, sans jamais préciser s’il parlait des Catalans ou des Espagnols dans leur ensemble. La crise économique, le début du processus d’indépendance, dans les années 2012, et les dettes qu’a accumulées le parti ont ensuite affaibli la formation.

Le futur de l’Alliance Catalane, lui, reste difficile à prédire ; il dépendra de la façon dont le parti se structurera, et de la prégnance de la thématique de l’immigration dans les débats à venir. Mais le climat politique en Catalogne et les aspirations de certaines franges indépendantistes déçues par les partis traditionnels rendent son discours radical de plus en plus populaire.

C’est-à-dire ? Le nationalisme catalan a pourtant toujours défendu l’idée d’une citoyenneté intégratrice, en affirmant qu’est catalan « celui qui vit et travaille en Catalogne ». Est-ce la fin d’un nationalisme dit « tolérant » ?

L’émergence de cette nouvelle formation politique en Catalogne peut être perçue comme le produit des déceptions d’une décennie de ‘procés’ (le processus d’indépendance, qui a duré de 2012 à 2022 NDLR). Le mouvement était initialement constitué d’une myriade de secteurs politiquement hétérogènes, des anticapitalistes d’extrême gauche de la CUP, aux néolibéraux du parti de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya. Dans ce magma, le discours pouvait être hispanophobe, mais l’immigration extra-communautaire n’était pas vraiment un sujet. L’échec du processus d’indépendance a suscité la frustration de certains secteurs indépendantistes envers les élites qui ont dirigé la tentative de sécession avec l’État espagnol. C’est un terreau pour accueillir de nouvelles offres politiques soutenant un discours anti-élite, anti-corruption, et anti-immigration. D’autant que la Catalogne n’est pas sur Mars ! Elle est en Espagne, où l’immigration est devenue une thématique dominante du débat public. Il n’y a aucune raison que cette région soit la seule à posséder des anticorps favorables au rejet du multiculturalisme ; on le voit d’ailleurs dans les journaux régionaux où la thématique de l’immigration prend de plus en plus de place. Voilà donc Silvia Orriols, l’Alliance Catalane et leur nouveau message : « Contrairement aux partis traditionnels, nous sommes de vrais indépendantistes et nous allons vous protéger de l’islamisation de la Catalogne. »

Et voilà donc le parti Junts per Catalunya durcissant depuis des mois ses positions sur l’immigration. L’Alliance Catalane est-elle en train de dicter l’agenda politique du centre-droit catalan ?

Bien sûr ! En septembre dernier, trois mois après l’élection de Silvia Orriols à la tête de Ripoll, Carles Puidgemont réclamait à l’État espagnol des compétences pour réguler l’immigration, affirmant que la région concentrait le plus fort taux de la Péninsule. À la fin du mois de janvier, sa formation obtenait un accord de dernière minute avec le gouvernement pour transférer des compétences en la matière (il n’y a pas encore de loi NDLR.) Si le centre-droit catalan a durci son discours en quelques mois, ce n’est pas un hasard. Junts per Catalunya craint de perdre son hégémonie à l’intérieur de la région, au profit d’un compétiteur conservateur, indépendantiste et anti-immigration. Car l’Alliance Catalane a deux avantages en la matière : elle répond à une demande de régulation de l’immigration, ainsi qu’aux velléités sécessionistes. Sur ce deuxième point, comme ils n’étaient pas à la manœuvre durant le ‘procés’, ils n’auront encore jamais déçu.

Propos recueillis par Mattias Corrasco