Big bang sous les Alpes : la collision des particules et des critiques

Simon Vionnet

Le Conseil européen pour la recherche nucléaire souhaite creuser un tunnel de 100 km sous la France et la Suisse pour héberger son nouveau projet. Habitants et scientifiques s’élèvent contre cet accélérateur de particules pollueur, hors de prix… et peut-être inutile.

Crédits image : @CERN

L’homme aux cheveux grisonnants se lève, micro en main. “Comment en arrive-t-on à un tel hold up démocratique”, s’agace-t-il. Le public, tout autour, bat des mains. Le 15 février, l’association Noé21 organise une conférence pour informer et consulter la commune de Collonge-Bellerive, en Suisse.

Pour le commun des mortels, le sujet pourrait paraître pointu. Le futur collisionneur circulaire, ou FCC, est le dernier projet pharaonique du Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN). Il vise à reproduire – accrochez-vous – les premiers instants de l’univers, quelques secondes après le Big Bang.

Les pays membres de l’institut de recherche doivent se prononcer définitivement sur le projet d’ici 2028. Ses partisans y croient dur comme fer. Son prédécesseur, le Large Hadron Collider (LHC), a permis de découvrir le boson de Higgs en 2012, un événement majeur en physique des particules.

Seulement voilà. Depuis sa présentation au public, au printemps 2024, rien ne se passe comme prévu. Très cher, polluant, destructeur d’espace naturels et agricoles, le collisionneur cristallise tout ce que l’opinion n’accepte plus dans la recherche. Pire, même une partie de la communauté scientifique s’y oppose !

Des pyramides à sortir de terre

Depuis des années, les plus grands chercheurs alertent sur l’urgence climatique et environnementale. Selon l’association Scientifique en rébellion, le FCC va à l’encontre de toutes les préconisations sur le sujet. Il implique de creuser un tunnel de près de 100 km sous les Alpes, à cheval sous la France et la Suisse, d’ici le milieu des années 2040.

Ces nouvelles galeries doivent passer sous la périphérie d’Annecy jusqu’à la région de Genève et du lac Léman. Creuser ces souterrains nécessiterait d’extraire près de 7 milliards de mètres cubes de terre. C’est trois fois l’équivalent de la pyramide de Khéops.

Selon Noé21, un ballet de 700 000 à un million de camions devrait s’activer pour amener ces monticules sur des lieux de stockage. Soit l’équivalent du trafic poids lourds du tunnel du mont Blanc sur deux ans. Sans même parler des machines de forage, du béton et du reste de la logistique…

Le forage risque en outre de vider et polluer des nappes phréatiques de la région. Le tracé du tunnel ne peut, selon le collectif Co-CERNés, pas éviter ces grands réservoirs d’eau souterrains. “On attend d’être rassuré là-dessus car on a déjà des problèmes aujourd’hui”, s’inquiète le maire de Minzier, en Haute-Savoie, lors de la conférence publique du 15 février. Le département a été placé en alerte sécheresse chaque été depuis trois ans.

Un gouffre énergétique

Le fonctionnement même de l’expérience irrite les défenseurs du climat. Son procédé pompe une énergie folle. Les physiciens entendent donner de la vitesse à des particules chargées électriquement, comme les électrons ou les protons. Ces éléments constituent les atomes, comme des sortes de briques de Lego de la matière.

Pour cela, le FCC doit employer des aimants extrêmement puissants, 10 000 fois plus que les aimants de nos frigos. Les particules sont accélérées jusqu’à des vitesses proches de celle de la lumière, leur conférant une grande énergie pour qu’elles entrent en collision. Et là, miracle : le début de l’univers est recréé l’espace d’un court instant. De nouvelles particules sont générées. Les physiciens observent, non sans peine, comment fonctionne notre monde à sa plus petite échelle.

Au total, le CERN estime que le processus requiert jusqu’à 4 TWh par an, soit deux fois la consommation annuelle de la ville de Strasbourg (Bas-Rhin). Étrangement, la plus grosse dépense consiste à refroidir les aimants. Ces derniers doivent fonctionner à des températures extrêmement basses, environ -270° C. Le CERN, lui, parie que les aimants s’amélioreront bientôt. Leur fonctionnement à des températures plus élevées – par exemple -150°C – permettra selon lui, à terme, de réduire ce poste de consommation.

Orienter les financements

Signe des temps qui changent, de grands chercheurs estiment que l’argent déployé pour ces expériences devrait être investi ailleurs, par exemple dans la transition énergétique. Pour que le FCC voie le jour, il faudrait engager selon le CERN un montant gigantesque de 15 milliards d’euros, soit l’équivalent de plus de la moitié du budget de la recherche en France.

Sabine Hossenfelder, physicienne allemande, calcule même que les dépenses finiront par atteindre le chiffre exceptionnel de 40 milliards d’euros. “Il s’agit d’un très mauvais investissement. En n’orientant pas cet argent vers des recherches de plus grande utilité, on risque à terme de ralentir le progrès en Europe, prévient la chercheuse.

Pour ne rien arranger, ces dépenses colossales ne s’accompagnent d’aucune certitude quant à leur résultat. Personne, aujourd’hui, ne sait si le FCC permettra bien de détecter de la matière noire, comme l’avancent ses partisans. Ce concept théorique né en 1933 sous-tend le programme. Il n’a jamais été observé jusqu’à présent. “Le FCC est un tir dans l’obscurité”, résume Dene Hoffman, doctorant en physique des particules.

La matière noire, une notion obscure

Ces considérations techniques méritent que l’on s’y arrête. Les cosmologistes ont d’abord théorisé, dans les années 1930, la matière noire pour justifier le mouvement des galaxies. Puis les physiciens des particules l’ont reprise à leur tour, trente ans plus tard, sur une autre hypothèse : si elle existe à l’échelle de l’univers, elle doit se retrouver dans l’infiniment petit.

Depuis, les chercheurs n’ont jamais réussi à l’observer. La matière noire, censée représenter plus d’un quart de l’énergie de l’univers, n’est déduite que par des écarts de mesure complexes. En mars 2024, des chercheurs de l’université d’Ottawa, ajoutent encore des doutes à la question. Leur étude, dans The Astrophysical Journal, semble démontrer qu’aucune matière noire n’est nécessaire pour expliquer les mouvements des galaxies au début de l’univers.

Ces dernières années, les astrophysiciens observent, par ailleurs, plus de trous noirs primordiaux que prévu. La recherche a longtemps sous-estimé le rôle de ces trous noirs créés très peu de temps après le big-bang, considérant qu’ils étaient trop peu nombreux pour avoir une grande influence. Leur plus grand nombre pousse les scientifiques à revoir à la baisse la place de la matière noire.

Le doute subsiste. Stéphanie Beauceron, physicienne sur les détecteurs CMS et ATLAS au LHC, soutient que ces particules, si elles existent, ne doivent que très peu interagir avec le reste des particules connues. “C’est ce qui les rend très difficiles à observer”, estime-t-elle. Un plus grand nombre de collision et d’évènement serait nécessaire pour cela. D’où le besoin d’une plus grande machine.

La science fondamentale vouer à s’arrêter ?

La recherche fondamentale, plus largement, soulève de plus en plus de questions ces dernières années. À quoi bon ? Pourquoi investir tant dans ces recherches ? La science se doit-elle de se justifier à priori ? “On ne peut pas arrêter la recherche fondamentale, coupe Stéphanie Beauceron. Cela reviendrait à arrêter la société.

A l’en croire, ces gigantesques programmes permettent plus largement de mener, en périphérie, d’autres expériences. La hadronthérapie, une technique d’irradiation pour soigner certains cancers, a été découverte grâce à la physique des particules.
Les cellules cancéreuses sont bombardées de manière très précise via des technologies similaires au LHC ou au FCC.

Sur un autre aspect technique, les détecteurs du LHC ont permis de développer des cristaux absorbant fortement les radiations. Ces derniers sont désormais utilisés dans l’imagerie médicale pour réduire la taille des machines. Le CERN sert également de testeur pour les industriels d’électronique. Le centre reçoit les cartes mères et les processeurs avant leur mise sur le marché.

Lors de la découverte de l’électron, Thomson ne pouvait pas imaginer qu’il serait aussi important dans la société. Mais sans l’électron, pas de téléphone, pas d’ordinateur. L’utilité des découvertes en science fondamentale n’apparaît donc pas directement…

Dans un monde idéal, toute recherche pourrait se tenir sans contraintes. “Mais il faut faire un choix, avertit Laurent Husson, membre de Scientifique en rébellion. Ça serait bien de décider de l’orientation scientifique en présence de la population.” Les dépenses de la recherche se décident dans les hautes sphères politiques. Ce qui, selon le chercheur, entraîne parfois des financements aux faibles retombées scientifiques.

L’exploration martienne, par exemple, donne peu de résultats. Mais elle est susceptible de donner davantage de pouvoir politique et militaire à un pays. En Europe, le lancement d’Ariane 6, le 6 mars dernier, a donné lieu à la mise en orbite d’un satellite de reconnaissance militaire.

Le FCC, lui, semble à la croisée des chemins. L’Allemagne s’est dite défavorable à la tenue du projet en mai 2024. Le gouvernement germanique pèse pour plus d’un quart des financements du centre de recherche européen.

Le FCC connaîtra-t-il un scénario semblable à celui du collisionneur linéaire international (ILC) ? Ce grand projet aurait dû voir le jour au Japon. En 2019, après quinze ans de doute, le gouvernement nippon annonce qu’il n’est pas prêt à accueillir le projet. Il reste, aujourd’hui, en pause. En attendant, la Chine rôde. Pékin a annoncé un projet similaire au FCC, à la différence qu’il devrait démarrer les expériences… dix ans plus tôt.

Une meilleure communication avec le public

Laurent Husson, du collectif Scientifique en rébellion, regrette que les enjeux de la science ne soient pas assez bien transmis vers le grand public. “Les scientifiques ont déjà beaucoup d’autres tâches. Entre l’administratif et le bureaucratique, on fait de moins en moins de recherche à proprement parler.” Ce problème de communication touche le projet du FCC.

Pour le collectif Co-CERNés, les pouvoirs publics devraient consulter les habitants. Le projet est en réflexion au CERN depuis 2014 mais ils n’ont été contactés que dix ans plus tard. Et encore. Le centre de recherche les a simplement informés, sans possibilité de recours, que des sondages géologiques allaient se tenir sur leur territoire, avec un certain nombre de nuisances. Le “carottage” nécessite de forer localement. L’étude par ondes sismiques, elle, provoque une forte gêne sonore et de légers tremblements de terre.

Les habitants demandent à être écoutés. “Si vous tenez vraiment compte de la population, ça veut dire qu’au mois de mars, vous allez rendre un avis négatif et que ça n’ira pas plus loin ?”, questionne une habitante aux cheveux poivre et sel lors de la conférence de Noé21. Sur la scène, le représentant du CERN hésite, laisse un blanc, puis finit par répondre à une autre question.