Par Clotilde Jégousse
Publié le 17 mars 2025, à 16h00
ENQUÊTE – Face au désir grandissant d’écriture et à la saturation des maisons d’édition traditionnelles, de nombreuses structures font miroiter la même expérience contre une poignée de milliers d’euros. Un miroir aux alouettes qui laisse bien des aspirants démunis.
Au moment d’évoquer sa toute première expérience éditoriale, au bout du fil, la voix d’Alexandre* se fait à peine audible. « Avant toute chose, je tiens à dire que c’est surtout de ma faute, commence-t-il dans un raclement de gorge embarrassé. Parce que j’ai été naïf. Mon livre, j’ai cru qu’ils l’avaient vraiment lu ». Quatre ans après avoir imaginé réaliser son « rêve de gamin » en publiant son premier roman d’aventure, fruit d’un travail de fourmi commencé alors qu’il était encore collégien, ce commercial de 37 ans s’apprête à tout recommencer de zéro. Différemment, et surtout, « avec une autre maison ».
Lorsqu’il se jette dans le grand bain en avril 2021, poussé par son entourage qui lui a « toujours dit qu’il écrivait bien », le trentenaire n’a ni contacts ni connaissance du milieu de l’édition. Il fait une recherche sur Google et tombe sur le site internet des Éditions Baudelaire, dont les couleurs pastel et la proximité affichée avec ses auteurs lui inspirent « immédiatement confiance ». Bonne pioche : après avoir envoyé son texte directement sur la plateforme, Alexandre* reçoit une réponse favorable en un temps record. « Une semaine après, elles m’ont répondu que leur comité de lecture avait donné un avis favorable, et elles m’ont proposé de signer », se souvient parfaitement l’écrivain.
Une subtilité figure toutefois en bas du site : contrairement au contrat d’édition « classique » qui ne « nécessite pas d’investissement des auteurs, mais est offert au compte-gouttes à un petit nombre d’auteurs déjà connus ou dotés de solides relations », les Éditions Baudelaire proposent de « partager » les « frais et les risques liés à la publication de l’ouvrage ». En l’occurrence, 2 500 euros lui sont demandés. « Je me suis dit que c’était peut-être le prix à payer », concède Alexandre*, penaud. Celui, pense-t-il, d’un accompagnement personnalisé, dans une maison d’édition qui se réclame « à taille humaine », « tout en étant capable de leur assurer un rayonnement national voire international ». Le tout, depuis une prestigieuse adresse au cœur du 8ème arrondissement de Paris.
Mais au 19, boulevard Malesherbes, les Éditions Baudelaire n’ont qu’une boîte aux lettres. « Après, nous on réexpédie », informe la concierge postée derrière un large comptoir épuré, au fond d’un vaste hall pavé de marbre noir et blanc. La maison a en réalité souscrit un service proposé par la société Regus, spécialisée dans la domiciliation d’entreprises.
Une fois l’argent versé, l’éditeur échange avec Alexandre* uniquement par courriel. D’abord pour lui demander d’identifier et d’effectuer lui-même les corrections nécessaires sur son texte. « J’avais le droit de changer cinq mots par page, sinon, c’était payant », se remémore-t-il, le rire nerveux. Ensuite, pour lui soumettre des propositions de couverture : « C’est une des premières choses qui m’ont interpellé : c’était des images libres de droit qui ne correspondaient pas du tout au sujet du livre ». Enfin, pour lui signifier que son roman était prêt à être publié, et lui assurer qu’une liste de journalistes serait contactés pour en faire la promotion prévue par le contrat. « À partir de là, les contacts se sont faits extrêmement rares », regrette-il. Si son livre a bien été référencé sur les différentes plateformes de e-commerce, le primo-romancier n’a jamais participé à la moindre séance de dédicaces ni trouvé son manuscrit sur l’étagère d’aucune librairie.
Une expérience partagée à l’identique par Frédéric*, qui a signé en juillet 2023 avec les Éditions Vérone. De la même manière, le site internet de cette maison, sponsorisée sur Google, se distingue des éditeurs « dits traditionnels », contraints de « refuser un nombre de textes qui pourraient avoir une chance de trouver un lectorat ». Elle propose un investissement financier partagé entre l’auteur, qui « participe aux frais de maquettage de l’ouvrage », et l’éditeur, qui prend tout le reste à sa charge, de l’impression du livre à sa « promotion sur plusieurs années ». Tout cela dans un délai défiant toute concurrence : « À peine un mois après avoir envoyé mon recueil de poèmes, j’ai reçu une carte manuscrite de félicitations, signée de la main de la directrice éditoriale, me disant que j’allais vivre une grande aventure », se souvient Frédéric*. Avant de préciser, amer : « Moi, j’écris des poésies dans le bus, et tout d’un coup on me dit que je vais devenir écrivain. Qu’est-ce que vous faites ? Vous vous prêtez au jeu ! »
À l’époque, le musicien, qui a commencé à écrire pendant le confinement, navigue de canapé en canapé faute de pouvoir payer son loyer. Mais il s’acquitte des 2 300 euros de « participation » que lui demande la maison, persuadé de récupérer la somme une fois son œuvre parue. « Mais je me rends rapidement compte que je ne vis pas ce qu’on m’a promis. Trois mois après la sortie, j’ai vendu quatre livres. Aucune promotion n’a été faite, et, par e-mail, on me conseille de m’en occuper moi-même. Le retour sur terre fait très mal. » Il faut dire que, là aussi, l’adresse postale de la maison avait de quoi crédibiliser son récit. Les équipes, présentées dans un clip promotionnel en première page du site, semblent installées dans un immeuble d’angle Boulevard Haussmann, une autre artère parisienne très prisée des grandes entreprises et des magasins de luxe. Mais, là aussi, « nous, on a seulement leur boîte aux lettres ». Et ter repetita 800 mètres plus loin, cette fois-ci concernant les Éditions Les 3 Colonnes, une autre maison « soucieuse de donner la parole à chaque auteur » très visible sur internet, et dont l’adresse située au 72 rue du Faubourg Saint Honoré avoisine le palais de l’Élysée.
Si le procédé se répète étrangement, c’est que ces trois structures appartiennent à une seule et même société : Acacia Conseil, également domiciliée rue du Faubourg Saint Honoré, et détenue par deux associés, Jonathan Atlani et Christer Corrado. Depuis cinq ans, leurs maisons d’édition, enregistrées comme des entreprises de moins de dix salariés, sont entrées dans le top 20 des éditeurs français qui publient le plus de livres chaque année. En 2022, avec 495 et 469 titres déposés, soit une quarantaine d’ouvrages par mois chacune, les Éditions Vérone et Baudelaire occupaient les quatorzième et seizième places. Une performance qui revêt des allures d’exploit, lorsque l’on sait que Flammarion, géant de l’édition fort d’une équipe d’environ 300 personnes, en a tout juste publié le double la même année.
« Ce qu’il faut bien percevoir, c’est que l’objectif de ces maisons n’est pas de vendre des livres, mais d’utiliser les écrivains comme des clients de service, explique Bertrand Legendre, professeur émérite à l’université Sorbonne-Paris-Nord et spécialiste du milieu de l’édition. Elles n’opèrent donc pas de sélection, et l’intérêt éditorial n’entre à aucun moment en ligne de compte », renseigne-t-il. C’est pour cette raison que le législateur précise qu’un contrat demandant une participation financière de l’écrivain – appelé « à compte d’auteur » – n’est pas un contrat d’édition. Dans le cadre de ce dernier, le Code de la propriété intellectuelle prévoit en effet que l’auteur se contente de céder à son éditeur le droit de fabriquer et de vendre des exemplaires de son manuscrit. En échange, celui-ci lui versera une rémunération « proportionnelle aux recettes perçues ». Pour protéger les intérêts de l’auteur, la maison d’édition est « tenue » d’assurer une « exploitation permanente et suivie » de l’ouvrage, c’est-à-dire de tout mettre en œuvre pour qu’il rencontre son public. Or, le contrat « à compte d’auteur » répond de son côté à une tout autre logique : l’écrivain ne cède pas de droits, il paie un service. « Puisqu’elles n’ont pas légalement la fonction d’édition, ces maisons n’ont aucune obligation d’exploiter l’œuvre », résume Maïa Bensimon, déléguée générale du Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs.
L’idée n’est alors pas de dénicher une poignée de talents dont elles essaieraient de faire décoller le livre, mais de « recruter » un maximum de « clients » en opérant le moins de filtrage possible. « Le problème, c’est que beaucoup de maisons brouillent les pistes et font croire qu’elles proposent des contrats d’édition. Elles laissent entendre qu’il y aura une diffusion large, ce qui créé une attente énorme chez les auteurs », déplore Maître Pierre Lautier, avocat spécialisé en droit de l’édition, régulièrement sollicité par des écrivains déçus. Contactés à ce sujet, les dirigeants d’Acacia Conseil n’ont pas souhaité répondre à nos questions. En leur nom, la directrice éditoriale des Éditions Vérone, Marie Weinesberg, assure que les aspirants sont « prévenus » que leurs ouvrages ne feront pas l’objet de « promotion budgétée » et seront principalement disponibles en ligne. « On aimerait avoir des commerciaux pour démarcher les librairies, mais nos moyens ne nous le permettaient pas jusqu’à maintenant. Mais je vous assure que le travail est fait : pour chaque livre, nous contactons des journalistes, influenceurs et blogueurs », affirme-t-elle.
Pour cette raison, la directrice éditoriale rejette l’appellation de « maison à compte d’auteur ». Tout comme des dizaines de maisons du même type, qui s’emploient à cacher leur véritable modèle économique sur leur site internet, et parfois même à leurs propres équipes. « On m’avait dit qu’il y avait un vrai comité de lecture, une sélection. Mais je n’en ai jamais vu le jour. Jusqu’à ce que je tombe sur le fichier Excel des sollicitations. Et tout était en vert, tout était pris », raconte Camille*, ancienne employée chez Hello Éditions, une maison créée en 2018 dite « à compte participatif ». Le site internet de cet éditeur – qui requiert l’achat par les écrivains d’au moins soixante de leurs propres livres en guise de participation, pour un montant avoisinant les 1 000 euros par tête – vante pourtant précisément une sélection opérée par « des lecteurs aguerris, férus de littérature, bienveillants et spécialisés par collection ».
Une mécanique parfaitement huilée, qui s’applique également à la question du stock de livres constitué une fois l’ouvrage publié. Dans les contrats d’Hello Éditions que nous avons pu consulter, l’éditeur s’engage à « mettre à disposition un minimum de 300 exemplaires », sans préciser s’ils sont effectivement imprimés. Selon Camille*, le discours tenu lorsqu’elle y travaillait était toutefois bien plus tranché : « Il était dit aux auteurs qu’un nombre « vertigineux » d’ouvrages étaient stockés dans un entrepôt en Ile-de-France. En réalité, il n’y avait pas d’entrepôt, et les livres étaient imprimés au fil des commandes en Pologne. C’est un écran de fumée, tout est faux », assure-t-elle. Une dissimulation qui poursuit un double objectif. Pour les auteurs les plus renseignés, c’est d’abord l’assurance que leurs livres pourront bénéficier du « droit de retour » indispensable pour être présent en librairie. « Pour chaque livre qu’ils exposent, les libraires requièrent la possibilité de le renvoyer à la maison d’édition s’il n’a pas été vendu. Or, s’ils sont imprimés à la demande, c’est impossible », décrypte Camille*.
Mais c’est aussi et surtout l’opportunité pour la maison d’édition d’insérer dans son contrat une clause proposant à l’auteur de « racheter » son stock en cas de « mévente ». C’est précisément ce que prévoient Hello Éditions et les structures détenues par Acacia Conseil. Alors que la directrice éditoriale des Éditons Vérone admet par téléphone que celles-ci n’impriment pas de stock pour des raisons « économiques et écologiques », le contrat que nous avons pu consulter prévoit qu’à son terme, l’auteur pourra, sur un total de 300 livres, « récupérer les ouvrages éventuellement restants à un tarif préférentiel » pour éviter leur destruction. Autrement dit : payer pour faire imprimer des livres qui ne l’ont jamais étés.
Ces dernières années, les témoignages et les avertissements se sont multipliés sur les forums et les groupes Facebook spécialisés. Pour autant, de plus en plus de Français qui rêvent d’écrire – ils étaient 12 millions en 2022, selon un sondage du Figaro et de l’institut Odoxa – tentent leur chance auprès de ces maisons, découragés par la sélection implacable de l’édition classique, qui publie à peine 2% des manuscrits reçus. Un phénomène fortement réactivé par l’essor des réseaux sociaux, utilisés comme vitrines par ces éditeurs, mais qui prend son origine au XXème siècle, selon le spécialiste Bertrand Legendre. « Andy Warhol disait qu’à l’avenir, chacun aurait son quart d’heure de célébrité. Avec l’écriture, il y a un peu de cela : pour beaucoup de gens, être auteur d’un livre et l’avoir dans les mains les constitue comme auteur, comme quelqu’un d’important », analyse le professeur.
Au delà du préjudice économique, la désillusion n’en est alors que plus cruelle à l’arrivée. « J’en ai des douleurs, ça me mine, ça m’empêche de dormir », confie Mireille*, qui a signé en août 2023 avec les Éditions Maïa, également « à compte d’auteur ». Une fois son texte envoyé, l’autrice a fait, à leur demande, campagne auprès de son entourage pendant un an et demi pour obtenir un maximum de précommandes sur une plateforme de crowdfunding maison. Le 5 mars dernier, son livre lui est arrivé, sans qu’elle n’ait jamais validé de bon à tirer : « Je suis horrifiée. Ils ont imprimé un brouillon, rempli de fautes d’orthographes, 308 pages condensées en 120, et il est en vente. C’est quatre ans de ma vie partis à la poubelle », s’égosille-t-elle au téléphone. Comme des dizaines d’auteurs, elle a saisi le Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs, dont la boîte mail déborde de signalements. Comme des dizaines d’auteurs, en partageant publiquement son histoire, elle risque elle-même un procès, son contrat comprenant une « clause de non dénigrement ».
*Par souci d’anonymat, tous les prénoms ont été modifiés.