Depuis 2015, Laàs, petite commune béarnaise de 140 habitants, s’est autoproclamée principauté sous l’impulsion de son maire Jacques Pédehontaà. Cabaret dans une chapelle, festivals gigantesques : ses projets démesurés, conçus pour attirer les touristes, creusent encore plus la dette communale. Entre accusations de détournement de fonds et villageois exaspérés, l’élu est dans la tourmente à l’approche des municipales de 2026.
Par Jeanne Durieux, envoyée spéciale à Laàs (Béarn).
Publié le 12 mars 2025.
C’est d’abord la barrière qui interpelle. Striée de rouge et blanc, elle surplombe sans raison apparente une route sinueuse qui serpente le long des plaines jaunes du Béarn des Gaves. Le sentier goudronné se faufile entre les premiers buissons qui marquent l’entrée du village de Laàs (Pyrénées-Atlantique).
Cette discrète clôture, toujours levée, est flanquée sur son côté droit d’une pittoresque cabane bleue vif, à peine assez grande pour y tenir debout. Le sigle « Douane » y est peint à gros traits. A trois pas, un panneau blanc proclame pompeusement : « Principauté de Laàs – Bienvenue ». Sans aucune ironie. Depuis 2015, cette commune d’à peine 140 habitants, située au sud d’Orthez et surplombée par les cimes pyrénéennes, s’est autoproclamée principauté, la dernière en date d’Europe, en déposant en préfecture le statut de l’association « Principauté de Laàs en Béarn ». Et ce sous l’égide de son maire, Jacques Pedehontaa, édile depuis 42 ans de ce hameau qu’il présente comme « le centre du monde ».
Cabaret dans une chapelle désacralisée, escape game dans une église… L’extravagant maire multiplie les projets titanesques, aux financements colossaux, pour dynamiser Laàs. Au grand désespoir d’une partie de ses habitants, qui tirent à boulet rouge sur ce « fou qui prend la commune pour son terrain de jeu et nous endette sur plusieurs générations ». Et tentent de s’organiser pour destituer le « petit prince » de son trône de maire, visé par une enquête pour détournement de fonds et prise illégale d’intérêts à l’orée des municipales 2026.
Jacques Pedehontaa n’en est pas à sa première frasque. Le grand bonhomme, cheveux gris en bataille surmontant des yeux bleus striés de rides, retrace l’histoire de son village à grands coups de voix de stentor et d’accent béarnais en arpentant les trois rues de la commune. Quelques semaines après sa première élection, le truculent édile avait déjà lancé le grand prix des trois heures de la brouette, « presque aussi connue que le Grand prix de F1 de Monaco », fait venir des centaines de guides de France pour rénover sa chapelle désacralisée jusqu’à attirer les caméras de TF1… Tout, argue le Béarnais, pour moderniser les petites communes qui ne sont « plus à la mode ».
Sauf qu’en 2011, ce projet est, selon lui, sérieusement mis à mal par la nouvelle réforme des collectivités territoriales, qui veut regrouper les communes. Jacques Pédehontaà tempête contre cette politique qui veut marier Laas à Sauveterre-sur-Béarn, à quelques kilomètres de là et fera à coup sûr « disparaître les villages de France ». Il veut écrire à Nicolas Sarkozy pour manifester son désaccord. Mais une lettre d’opposition comme une autre, se dit-il, passera inaperçue dans les boîtes aux lettres de l’Elysée. L’idée est toute trouvée : le Béarnais demande au président de faire de Laàs rien de moins qu’une principauté, inspirée de celle de Monaco. Et lui propose d’en être le co-prince, avec l’évêque de Bayonne. « A l’origine, c’était juste une idée un peu excentrique, un pied-de-nez pour manifester notre désaccord », retrace le bonhomme.
Sauf que si l’Elysée reste silencieuse face à ce courrier saugrenu, le maire médiatise son idée, qui devient sérieuse lorsque Lionel Beffre, alors préfet des Pyrénées Atlantiques l’appelle. « Il m’a dit : “franchement, ton idée, elle me fait rigoler. Et si on le faisait ? » », se rappelle le maire. Un spécialiste du marketing territorial, Jean-Marc Lehu, vient également souffler ses conseils à l’édile, largement soutenu dans ce projet par son conseil municipal. Le mot d’ordre est évident ; « bouger, par tous les moyens, pour éviter de s’enliser ». La situation urge : à l’époque, Laàs, qui comptait 900 habitants en 1900, en est désormais à 140. Il n’y a plus d’école, plus de boulangerie, plus de messe au village, la moyenne d’âge avoisine les 70 ans. En 2015, l’association loi 1901 « Principauté de Laàs en Béarn » est créée par le maire, quelques mois après que Laàs se soit autoproclamée « principauté » – statut purement folklorique dans la mesure où Laàs ne sort pas du territoire français. Le maire tient à rappeler l’essentiel : « tout est légal, on reste bien en République ».
Au-delà de la blague, l’idée est bien d’attirer les curieux. Laàs, désormais, doit devenir une destination touristique « incontournable », le « centre du monde », comme le proclame le panneau installé à côté de l’église du village. La presse se précipite aux portes de cette nouvelle principauté à la sauce béarnaise. S’ensuivent la rédaction d’une Constitution, d’un hymne et d’un passeport. Depuis, le maire et son équipe n’ont eu de cesse d’enrichir leur arsenal touristique.
En 2017, le château du village, une jolie bâtisse du XVIe siècle rebaptisée « château des énigmes » pour les escape games qu’elle accueille, ouvre ses portes. Elle accueille depuis 40.000 visiteurs annuels. En 2018, la principauté envoie des cadeaux et une lettre de félicitations au Prince Harry et Meghan Markle pour leur mariage. Le maire surfe sur la vague d’engouement qui entoure les histoires de princesses, propose des mariages princiers dans son village, multiplie les coups de com’. « On le surnomme Mr 100.000 Volts », sourient Dimitri Chernyshov et Coralie Mayet, salariés du château des Enigmes, qui ne tarissent pas d’éloges à son sujet. « Il fourmille d’idées, on ne s’ennuie jamais avec lui. » Idem du côté des membres de son équipe municipale, qui affichent également un fort soutien à celui qui est réélu sans discontinuer depuis 40 ans. Les touristes croisés ne sont pas en reste. Comme Karen, Britannique rencontrée aux abords de Laàs, qui visite le sud-ouest de la France pendant une semaine. « L’office du tourisme de Pau nous a recommandé ce village, ça nous fait rire de voir que la royauté, ça plait aussi en France! », plaisante la quarantenaire blonde.
A Laàs, l’ambiance est délétère, marquée par des chapelets de plainte déposés par le maire contre ses opposants et réciproquement. Les détracteurs de Mr Pédehontaà, qui affirment représenter un petit quart de la population du village, s’effrayent du gouffre financier communal. Deux associations, « Bien vivre à Laàs » et « Laàs censeurs » se sont même constituées pour tenter d’alerter les habitants de la situation financière. En 2023, Laàs est endettée à hauteur de près de 954.000 euros, soit près de 7000 euros par habitant. A titre comparatif, la moyenne d’endettement des communes françaises de moins de 250 habitants s’élève à environ 80.000 euros.
« Pour faire simple, c’est un chaos financier », résume Jean-Pierre Biensan, seul élu d’opposition au conseil municipal, attablé au salon de sa jolie maison laàssoise, à trois pas du château des énigmes. Lui et sa femme Line observent avec inquiétude la kyrielle de projets lancés par le maire depuis 1984. Jean-Pierre dénonce vertement les conseils municipaux qui ont l’allure de « réunions de délégués de classe ». « Le budget annuel est voté à main levée en une demi-heure avec des chiffres sortis du chapeau. La majorité des Laàssois vote pour lui, parce qu’ils ne savent pas le gouffre financier dans lequel on est plongé. » Déjà en 2018, la Chambre régionale des comptes fait un premier signalement concernant Laàs, qui affiche un déficit supérieur de 20,28% aux recettes de fonctionnement, là où le code des collectivités territoriales impose qu’il soit inférieur à 10%. « Ce dépassement nécessite que la chambre régionale des comptes, saisie par le préfet, propose des mesures permettant de rétablir l’équilibre budgétaire », recommande le document de signalement, qui dénonce « l’insincérité des crédits inscrits en recette de la section de fonctionnement ». « Il est inenvisageable d’alourdir encore l’endettement de la commune », poursuit la chambre des comptes.
Le maire n’en a cure – il fait même tout l’inverse. Ainsi du projet titanesque de rénovation de la chapelle désacralisée de Saint-Barthélemy et de l’église du village, encore sacralisée mais très peu utilisée, à entendre l’édile. Le projet, présenté en juillet 2020, se chiffre à 1,4 millions d’euros, arrondis bien vite à 1,6 million : 1 million d’euros de subvention dont plus de 550.000 euros qui proviennent de divers organismes départementaux et 271.000 euros de la région, et 600.000 euros à financer par un emprunt de la commune. De quoi faire s’arracher les cheveux aux opposants du maire : « Comment peut-il présenter des aussi gros investissements alors qu’il s’est fait épingler il y a deux ans par la chambre des comptes ? » s’agace Alain Hustaix, électricien et fervent détracteur de Jacques Pédehontaà depuis trente ans – les deux se connaissent bien. Entre le maire et ses opposants, c’est presque une affaire de famille – beaucoup ont grandi côte-à-côte à Laàs.
La chapelle désacralisée Saint-Barthélémy, devenue un cabaret dansant. © Jeanne Durieux
A l’époque, le maire évoque simplement un projet de « salle de spectacle » dans la chapelle, sans en préciser sa nature exacte. Les opposants s’arc-boutent contre ce colossal projet alors que la commune est déjà endettée, en 2020, à hauteur de 300.000 euros – soit quatre fois plus que la moyenne. Ils s’offusquent du manque de transparence, réclament la publication des comptes municipaux pour comprendre d’où viennent les fonds financiers, mais leurs demandes restent lettre morte auprès du maire. Deux signalements sont effectués à la chambre régionale des comptes. En parallèle, le projet de réhabilitation est finalement annoncé dans son intégralité, en 2022 : l’ex-chapelle accueillera un cabaret dansant. « La fourmi rouge », qui doit prendre place devant le cimetière communal, nécessite de créer une fosse sceptique. Lors du creusage des ossements humains sont découverts.
Les opposants, qui assurent n’avoir eu aucune concertation préalable, sortent de leurs gonds, s’alarmant d’une profanation d’un ancien lieu saint. « Comment réagiriez-vous, si c’était votre père qui était enterré à un mètre d’une fosse sceptique, et à deux mètres d’un cabaret dans une ancienne église ? » tempête Alain Hustaix. Jacques Pédéhontaà n’y voit aucun problème. « Au Royaume-Uni, on transforme bien des églises en pubs, en centres commerciaux… C’est notre destin », évoque-t-il.
Le cabaret ouvre en grande pompe en mars 2023, sous les applaudissements de 1500 personnes venues assister à son inauguration. Depuis, il accueille une à deux représentations par mois, organisées à la demande. « On nous prenait pour des pauvres ruraux bons qu’à promener des vaches, et bien tout le monde a adoré à l’ouverture », s’égosille l’élu dans la chapelle. A côté, Myriam Delcroix, directrice du cabinet, peine à faire entendre sa présentation. Est-ce un projet rentable ? « Par pour l’instant, indique-t-elle. L’année dernière, on a accueilli 48 spectacles avec 88 spectateurs en moyenne. On vise d’être à l’équilibre d’ici un an. » Quant à l’église du village, encore sacralisée, elle accueille désormais un « escape game », baptisé pour l’occasion « escape church », pour attirer plus de touristes. Le scénario du jeu, tiré de la Bible, a été validé par Mgr Aillet, évêque de Bayonne. L’église compte également un « parcours d’interprétation », à 4 euros l’entrée, pour raconter l’histoire du village.
En attendant, les tensions se corsent. Deux plaintes sont déposées en mai et juin 2023 par l’association « Anti corruption » pour détournement de fonds publics, abus de confiance et usurpation de titres et de signes réservés à l’autorité publique. Les documents officiels de la commune affichent l’en-tête « principauté de Laàs en Béarn » et sont signés « Mr Jacques Pédehontaà, représentant les co-princes Marc Aillet (…) et Emmanuel Macron », ce qui pourrait constituer une violation de l’article 433-17 du Code pénal. Une enquête est ouverte en juillet 2023. « Il convient d’être prudent à ce stade quant à l’issue des investigations », élude Rodolphe Jarry, procureur de Pau.
« Le maire a créé une association, la “principauté de Laàs en Béarn, dont il est président. Et il y a une réelle confusion entre la politique touristique votée en conseil municipal avec le budget communal, et la politique menée par l’association et dirigée par le maire », explique Me Vincent Poudampa. « Par exemple, cela se traduit par une confusion au niveau des produits estampillés “principauté de Laàs” dans la boutique de souvenirs de la principauté. Qui vend quoi ? Et qui récupère quoi comme argent ? » relève l’avocat, qui note une confusion totale entre les intérêts lucratifs du maire et l’intérêt public communal. Le maire, lui, n’est pas en reste, et a déposé plainte à huit reprises. Il assure recevoir des menaces de la part de ses opposants, « arriver les mains qui tremblent à la mairie » de peur d’être attaqué. En face, on pointe une gestion opaque, un maire « virulent, violent verbalement, qui fait n’importe quoi avec l’argent public. » « C’est un petit Trump », ose même Line Biensan, épouse de Jean-Pierre, conseiller municipal d’opposition.
Concernant le financement du projet de réhabilitation de la chapelle et de l’église, hormis le million de subvention, la façon dont la commune remboursera les 600.000 euros restants est un flou total selon les opposants. « Il ne nous avait rien dit sur la façon dont il comptait rembourser une dette pareille ; on va tout droit vers la banqueroute. Les finances de la commune, c’est un bazar sans nom », s’irrite Line Biensan. Qui cite pêle-mêle les dépenses inexpliquées apparues dans le budget de la commune de 2023 – dont des frais de cérémonie qui s’élèvent en 2023 à 15.000 euros. Le déficit est désormais supérieur de 29,5% aux recettes de fonctionnement. En dix ans, les charges de fonctionnement ont doublé « sans raison » poursuit Line Biensan. « Foutaises, ils racontent n’importent quoi », botte en touche Jacques Pédehontaà qui ajoute, l’air malin : « à la campagne, le sport de compétition, c’est la rumeur ».
Au sujet de ces 600.000 euros à rembourser, il répond : « on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs ». Lui assure que cet emprunt (45.000 euros à rembourser chaque année sur 20 ans) sera remboursé par le loyer du cabaret, payé par la compagnie dansante qui l’occupe (600 euros par mois), celui de l’escape church et l’argent rapporté par le parcours d’interprétation qui pourrait attirer 2000 personnes par an. « Avec ça, on arrive à rembourser 25.000 euros par an », estime le maire. Le reste ? « Ce sera remboursé avec les finances de la commune », répond-il, sans entrer davantage dans les détails.
Cette dette suscite pourtant de grandes inquiétudes chez bon nombre d’habitants du village. « On risque la cessation de paiement. Soit on nous obligera à vendre les biens du village, soit on augmentera massivement les impôts. Cela deviendra intenable d’acheter une maison, la taxe foncière augmentera en flèche », se tracasse l’un d’entre eux. Ils attendent tous impatiemment l’échéance des municipales prochaines en 2026. « Ça urge maintenant de le faire partir, on va dans le mur », avance l’opposant Jean-Pierre Biensan. Le sexagénaire songe à se présenter en tant que maire. D’autres marquent cependant une certaine réticence. « Celui qui reprendra les clés de la mairie aura à faire face à une dette massive, il reprendra la patate chaude. Et qui veut s’attaquer à ça ? », s’interroge Alain Hustaix. Le maire, lui, compte bien être réélu. « On n’est pas allés aussi loin pour s’arrêter maintenant », présente-t-il, l’air rieur. L’élu balaye négligemment les critiques de ses détracteurs. Il affiche un sourire de fierté à la mention des 600.000 euros que devra rembourser la commune. « Je ne suis pas sûr qu’on ait fait ça dans d’autres villages », plastronne-t-il.
Est-ce une pique contre ceux qui ne croyaient pas en son projet ? « On m’a pris pour un fou quand j’ai proclamé la principauté. Maintenant, avec tout ce que je fais, le nez de clown commence à tomber. » Il pose, tout sourire, sur le trône doré qui accueille les visiteurs dans la boutique de la principauté. Au-dessus, un panneau proclame : « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son c*l. »