« On a l’impression de vivre à la préhistoire » : dans les quartiers populaires de Grenade, une bataille pour l’électricité

Par Eloi Thouault (Grenade [Espagne], envoyé spécial). Publié le 17 mars 2025.

Dans les quartiers du nord de Grenade, en Andalousie, les habitants souffrent depuis une dizaine d’années de coupures de courant quotidiennes. Selon Endesa, la compagnie électrique, ce problème est dû à des cultures de marijuana illégales qui surchargent le réseau. « Une excuse facile », répondent les résidents. 

Ce matin de février Juan Palma Ruiz, 67 ans, est encore allé changer les fusibles dans le tableau électrique à l’extérieur de sa maison. Ce retraité de la banlieue nord de la ville de Grenade en Andalousie (Espagne) connaît la musique par cœur. Ouverture du boîtier plastique. Enlever le premier fusible. Puis le deuxième. Et intervertir leur positionnement. « Quand on a de la chance, l’électricité revient sinon on doit patienter encore », explique cet ancien ouvrier viticole en refermant le tableau d’un geste vif, habitué à la manoeuvre.

Depuis quatorze ans, les coupures d’électricité font partie de la vie quotidienne de Juan et de sa femme Marie-Carmen. Elles surviennent sans prévenir. Parfois en pleine journée. Souvent en soirée « à partir de 19h30 quand il faut cuisiner », précise Marie-Carmen, 68 ans, qui vit dans ce quartier depuis sa naissance. Elles durent de longues heures. Parfois même plusieurs jours.

« Pendant la nuit, c’est embêtant car j’ai besoin d’une machine à oxygène pour dormir, assure-t-elle en buvant son café qu’elle prépare la plupart du temps grâce à des bouteilles de gaz stockées près du canapé. Avant Noël, dans la rue en face de la maison, les habitants sont restés dans le noir pendant sept jours. On a l’impression de vivre à la préhistoire.» Usé, son mari note sur des feuilles blanches A4, conservées précieusement dans une pochette verte, la référence de chaque coupure et sa durée. « 19 juin. Coupure de 12h50 à 14h15. Référence : 6567251. Coupure de 22h50 à 0h25. Référence : 6569224.» En 2018, le couple a cumulé près de trois mois sans électricité.

Juan Palma Ruiz, ici devant sa maison, subit de nombreuses coupures d'électricité depuis des années. © Eloi Thouault
Pour retrouver du courant, les fusibles doivent être interférés au niveau de ce petit boîtier. © Eloi Thouault

Endesa, la plus grande compagnie d’électricité espagnole et responsable de la gestion du réseau électrique à Grenade, incrimine un coupable surprenant : l’augmentation des plantations intérieures de marijuana. Selon l’entreprise, les cultivateurs de cannabis sont les principaux responsables de ces coupures intempestives dans le nord de la ville andalouse.

Pour développer leur activité, ces derniers se branchent illégalement au réseau. Les puissants éclairages et la climatisation indispensables à la culture des plantes mettent le réseau sous tension. Les fusibles des centres de transformation surchauffent entraînant une coupure de courant. D’après Endesa, une ferme intérieure de cannabis typique du nord de Grenade – qui mesure en moyenne 100 m² – consommerait 22 195 kilowattheures d’électricité par mois, soit 77 fois la consommation moyenne d’un ménage espagnol. 

Une législation ambiguë pour la fraude électrique

Situé à seulement dix minutes en voiture du palais de l’Alhambra, le “District Nord” de Grenade est la partie la plus pauvre de la ville. Il regroupe sept quartiers – Cartuja, La Paz, Almanjayar, Joaquina Eguaras, Campo Verde, Casería de Montijo et Rey Badis – où vivent près de 20 000 habitants. Tous subissent des coupures d’électricité récurrentes. Dans le quartier de la Paz, loin des boutiques chics du centre, un enchevêtrement de câbles électriques serpente entre les façades décrépites. L’odeur entêtante du cannabis flotte dans l’air. Elle imprègne les rues étroites et trahit une activité en plein essor. « Il suffit juste de respirer l’air des rues pour comprendre ce qu’il se passe », avoue désabusé Ruben, un commerçant du quartier, en regardant le tag inscrit sur un panneau publicitaire “Nadie es ilegal” (Rien n’est illégal).

Un panneau affichant le message « Nadie es ilegal » (« Rien n’est illégal ») dans le quartier de La Paz à Grenade (Espagne), le 27 février 2025. © Eloi Thouault

« Le trafic de marijuana s’étend comme une tache verte dans presque toutes les communes de la province de Grenade », peut-on même lire dans un récent rapport des autorités régionales qui désignent les quartiers nord de Grenade comme un véritable centre de production. En 2024, la police nationale et la Garde civile ont saisi 238 315 plants de marijuana.

Les autorités attribuent en partie l’augmentation du nombre de plantations à la législation ambigüe en matière de stupéfiants. En Espagne, la culture et la consommation à usage privé sont tolérées à petite échelle, et les peines sont relativement courtes pour ceux qui enfreignent la loi. Idem pour les branchements illégaux. La législation prévoit 3 à 12 mois d’emprisonnement contre trois ans et 45 000 euros d’amende en France.

« Sans électricité, la santé des habitants est en péril »

Dans le quartier de Cartuja, tout le monde sait. Si l’électricité ne saute pas dans l’après-midi, alors la coupure arrivera dans la nuit. Longue, glaciale l’hiver pour cette ville proche de la Sierra Nevada. Sans chauffage, sans même de quoi se réchauffer les pieds. Assise dans le salon plongé dans la pénombre, Beatriz Rodriguez, 49 ans, soulève le tissu en fourrure marron qu’elle porte sur ses genoux. « Je ne sais pas si vous avez vu, mais ceci est un jupon. Ma mère l’a toujours utilisé, et moi aussi. » À l’intérieur, un petit chauffage d’appoint. Un système bricolé faute de mieux. « On n’a pas d’argent pour une vraie installation. Alors on fait comme on peut pour se chauffer. »

Chaque jour, elle descend de deux étages pour rendre visite à sa mère. Elle aussi s’appelle Beatriz. Autour de son cou, un collier discret, mais essentiel : un bouton rouge d’appel d’urgence. Elle ne le quitte jamais. « Si j’ai un problème de santé, j’appuie dessus. Et les urgences sont appelées immédiatement », explique cette grand-mère de 77 ans, emmitouflée dans son peignoir bleu nuit, consciente que ce petit bouton peut lui sauver la vie.

Mais ce dispositif a une faille majeure : il ne fonctionne qu’avec l’électricité. À chaque coupure, l’angoisse monte chez sa fille. « Un jour, elle me parlait au téléphone quand elle a eu un malaise. Heureusement, grâce à l’appareil, elle a pu appeler les secours, glisse Beatriz alors que ses yeux s’embuent. Vivre dans ce stress permanent, c’est un enfer. » D’autres n’ont pas cette chance. « Une de nos voisines est restée allongée par terre toute la nuit. Personne pour l’entendre, personne pour l’aider alors qu’elle avait appuyé sur le bouton. Ce n’est que le matin, quand les secours ont fait leur ronde, qu’ils ont pu la relever. »

Beatriz Ramirez Jimenez (à gauche) dans la cuisine de son petit appartement dans le quartier de Cartuja avec une voisine. © Eloi Thouault
Le bouton rouge d'appel d'urgence autour du cou de Beatriz. © Eloi Thouault

Chaque semaine, Miguel Melguizo, médecin au centre de santé d’Almanjáyar, est confronté à ce type de récit. Des patients en difficulté, des urgences aggravées par l’absence d’électricité. Sur la façade blanche du cabinet, une pancarte impose son message. Deux mètres sur trois. Noir sur blanc. « Sin luz no hay salud. » Sans électricité, pas de santé. Une évidence. Une alerte. L’affiche est là depuis 2020. « On la garde car le problème n’est toujours pas résolu », explique le médecin.

Dans une étude menée en 2021 avec deux autres médecins, il a révélé que ces pannes de courant entraînaient une augmentation de la mortalité. « Dans le noir, les chutes sont plus fréquentes. Sans chauffage, l’hiver devient dangereux. Sans réfrigérateur, certains aliments et médicaments, comme l’insuline, ne peuvent plus être conservés », énumère-t-il.

« Ce matin encore, une patiente m’a raconté qu’elle n’avait pas de courant depuis quatre jours. Les gens viennent à mon cabinet et me disent : « On n’en peut plus » », confie la docteur Marta García Caballos, médecin de famille au centre de santé de Cartuja. Derrière ses mots calmes et posés, son inquiétude est palpable. Elle s’alarme particulièrement pour ceux qui dépendent d’appareils électriques pour vivre. Concentrateurs d’oxygène, fauteuils motorisés, lits médicalisés, matelas anti-escarres… « Tous ces dispositifs nécessitent une alimentation constante. Sans électricité, leur santé est en péril. » En 2021, environ 200 personnes électro-dépendantes ayant subi des interruptions de courant ont été prises en charge au centre de santé d’Almanjáyar.

Ces coupures « entraînent aussi de graves troubles dépressifs notamment chez les plus jeunes»,  ajoute la médecin. Christian Valdés, 22 ans, étudiant en dernière année à la faculté des sciences de Grenade, se débat avec cette réalité au quotidien. « À chaque coupure, c’est la même angoisse. Je dois trouver où recharger mon ordinateur, où capter un peu de lumière pour écrire,  lâche-t-il, fataliste. Ce n’est pas juste une contrainte, c’est un stress qui nous ronge. » Comme lui, d’autres jonglent entre cours, révisions et absence d’électricité. Une précarité silencieuse qui épuise.

« Parfois, on a peur d’aller au travail »

Dans une ruelle étroite, Antonio (prénom modifié), chef de brigade de la police municipale, surveille deux techniciens d’Endesa. Leur mission : traquer les branchements illégaux. Cagoulés jusqu’au nez, ces techniciens électriques pourraient passer à première vue pour des enquêteurs en opération. Des justiciers des temps modernes avec un casque de chantier et un pantalon de travail. Mais ici, leur seul ennemi, c’est l’électricité volée. « Parfois, on a peur d’aller au travail », souffle l’un d’eux en prenant ses outils dans la camionnette blanche de la compagnie. Certains habitants s’opposent violemment à leurs interventions. Menaces, agressions, entraves : chaque mission est une prise de risque où « l’anonymat est indispensable » pour leur sécurité.

Le technicien d'Endesa désigne un branchement illégal à l'intérieur d'un compteur dans un quartier nord de Grenade le 5 mars 2025. © Eloi Thouault
Les techniciens d'Endesa utilisent cette pince pour mesurer l'intensité du courant dans les câbles. © Eloi Thouault
Le branchement illégal trouvé par les techniciens d'Endesa lors d'une intervention le 5 mars 2025. © Eloi Thouault.

Ce matin-là, la mission les mène sur une petite maison. Une coupure inexpliquée a été signalée. En arrivant, l’équipe ne met pas longtemps à repérer l’anomalie : deux ponts électriques installés près du compteur détournent l’électricité. « Nous menons l’enquête et, une fois que nous avons des preuves suffisantes, nous faisons appel à eux pour confirmer l’existence d’un branchement illégal», explique le policier situé un peu plus à l’arrière.

Avec une pince et un détecteur, les deux techniciens confirment la fraude. «  Nous avons environ 8 ou 9 ampères. Mais si on regarde le compteur, il ne mesure rien. Il y a des câbles qui permettent à l’électricité de passer directement sans être mesurée, précise l’un d’eux en désignant le dispositif dissimulé sous une trappe métallique. Il y a de grandes chances que ce soit pour une plantation. Donc, on va réaliser une coupure sur cette habitation ». Endesa, précise notamment que l’année dernière, elle a démantelé « une installation trafiquée par jour » à Grenade.

« Les habitants paient leur électricité, ils doivent recevoir un service »

Manuel Martin Garcia, le defensor de la ciudadanía – “défenseur de la citoyenneté” -, a fait des coupures d’électricité son combat principal. Assis à son bureau, cet homme aux cheveux grisonnants désigne les piles de dossiers multicolores qui l’entourent. Des centaines de plaintes de résidents excédés par les pannes à répétition. L’an dernier, 17 % des requêtes qu’il a reçues concernaient ce problème. Soit le total le plus élevé. « C’est une question de dignité. Les habitants paient leur électricité, ils doivent recevoir un service, insiste-t-il. C’est un droit fondamental que les autorités se doivent de respecter. » Selon le conseil régional d’Andalousie, trois quarts des habitants des quartiers Nord possèdent pourtant un contrat avec Endesa.

Dans son armoire, située à droite du bureau, une photo attire l’attention. Lui, aux côtés du pape François. Une « rencontre marquante », où il a évoqué la « précarité énergétique qui frappe les quartiers populaires», raconte-t-il en tenant le cliché dans sa main droite. En 2022, c’est même devant le Parlement européen qu’il a plaidé la cause de ces résidents plongés dans le noir. « Peu importe l’origine du problème, l’administration doit agir. Si c’est lié à la drogue, alors qu’ils règlent ce problème. » L’énergie détournée entraîne en effet une augmentation du prix du kilowattheure pour les abonnés disposant d’un contrat en règle. Selon la compagnie électrique, cela représenterait l’équivalent de 69 euros par an.

Manuel Martín García, assis à son bureau, dans le centre-ville de Grenade (Espagne), le mercredi 26 février 2025. © Eloi Thouault

Soudain, son iPhone vibre. Il vient de recevoir une notification du journal El País. Un sourire s’affiche sur son visage. « Ça, c’est une bonne nouvelle », lance-t-il. Le Comité européen des droits sociaux vient de condamner l’État espagnol pour avoir violé jusqu’à dix droits fondamentaux des habitants d’un quartier de Madrid, lui aussi privé d’électricité. Une décision inédite. « C’est une reconnaissance juridique essentielle », se réjouit-il en parcourant la décision sur son ordinateur. Un espoir, enfin, pour les habitants de Grenade. 

Le 17 octobre 2024, après cinq ans de bataille, le tribunal de première instance avait rejeté la plainte des résidents du district Nord pour violation de leurs droits fondamentaux en raison des pannes de courant répétées. Aucun préjudice prouvé. Aucune responsabilité établie. Un verdict amer. « Un abandon inadmissible », selon Manuel Martín García. Lors du procès, le Dr García s’attendait à ce que les juges l’interrogent sur les effets des coupures sur la santé des résidents. Au lieu de cela, « ils m’ont posé des questions sur la marijuana ! », s’indigne-t-elle. Certains ont préféré baisser les bras. D’autres, au contraire, ont voulu poursuivre le combat.

La marijuana, une « excuse facile » pour les habitants

Au rez-de-chaussée, d’un des nombreux immeubles en brique orange du quartier de Cartuja, Rosario García et Laura Guillen, patientent autour d’une table. Présidente et vice-présidente de l’association des voisins, elles ouvrent chaque mercredi de 12h à 13h des permanences pour les habitants. L’objectif ? « Ecouter et trouver des solutions contre les coupures d’électricité », résume Rosario avec son accent andalou prononcé.

Cette mère de deux filles, au regard déterminé derrière de larges lunettes noires, connaît chaque recoin du district Nord. Elle vit ici depuis sa naissance. « À l’époque où nos parents se sont installés, il n’y avait ni climatiseurs, ni chauffe-eaux électriques, ni plaques à induction, se souvient-elle. Aujourd’hui, la consommation énergétique a explosé, mais les infrastructures n’ont pas suivi. Alors forcément, cela entraîne des pannes incessantes ».

La faute aux plantations de cannabis ? Cet argument, Rosario ne veut pas en entendre parler. Elle le voit comme une « excuse facile » utilisée par les autorités et Endesa pour éluder les véritables causes des coupures : un réseau obsolète et un manque criant d’investissements. En 2020, une décision rendue par le Defensor del Pueblo – l’équivalent du défenseur des droits en France – a reconnu que cette activité illicite n’avait pas une incidence significative sur la surexploitation du réseau. « Malgré cela, rien n’a été fait après », regrette la vice-présidente Laura Guillen alors que l’association a multiplié les manifestations au son des slogans « Norte no te cortes ! Iluminate ! » (« Quartier Nord, ne te coupe pas ! Illumine-toi ! ») ou « Nosotros también somos Granada ! » (« Nous aussi, nous sommes des habitants de Grenade »).

Deux habitants de la rue Molino Nuevo – une des artères les plus affectées par les coupures d’électricité – au balcon de leur appartement. © Eloi Thouault

Interrogé, Juan Antonio Sánchez, responsable chez Endesa de la distribution du réseau électrique à Grenade, soutient que la compagnie réalise « d’importants efforts pour résoudre ces problèmes ». Au cours des quatre dernières années, l’entreprise a investi plus de 10,4 millions d’euros. « Cela s’est traduit par une rénovation complète du réseau : basse, moyenne et haute tension. Dix-neuf nouveaux centres de transformation ont aussi été installés », détaille le responsable. Contactée à trois reprises sur les moyens mis en place, la municipalité de Grenade n’a jamais donné de réponses.

Pour l’instant, la bataille se poursuit dans le noir. « Ce n’est pas une cause perdue. Difficile, oui, mais pas impossible », espère Manuel Martín García, le défenseur de la citoyenneté, en rangeant plusieurs dossiers dans son armoire. Quant aux habitants, la plupart oscillent entre colère et lassitude. « On paie l’électricité mais chaque jour c’est une question de survie ! Le futur ? Difficile de l’imaginer », confie Beatriz, résignée. Une lutte qui semble sans fin, dans laquelle les droits des habitants continuent de s’éteindre.

Eloi Thouault