Catégories
Non classé

Quelle prise en compte du psycho-traumatisme des exilés ?

De nombreux exilés arrivent en France avec des traumatismes psychiques. Leur destin reste en suspens de longs mois, parfois des années. Dans l’attente, leurs symptômes s’amplifient les empêchant de convaincre les Officiers de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA) de leur bonne foi. Ils leur restent alors la possibilité de demander un titre de séjour pour soins en invoquant un trouble mental. Mais ils se heurtent souvent à la suspicion de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII).

« Ça tape dans ma tête, mes yeux ne peuvent pas se fermer la nuit. Je suis sous terre”

Depuis son arrivée en France en 2018, à 20 ans, Sayouba revit les cauchemars de son exil du Burkina Faso. “Dès que je suis face au mur de ma chambre, je vois les yeux de maman remplis d’eau et ses doigts qui tournent le bas du pagne. Elle me donne un rouleau de billets. Sa main me pousse dans le dos et sa voix me dit ‘pars’”. Face à ces images fantômes, Sayouba pleure. “Je n’ai toujours pas de nouvelles de maman, ce n’est pas facile”

En 2015, à 17 ans, Sayouba fuit avec sa famille les attaques djihadistes qui frappent son village au nord du Burkina Faso. Ils se réfugient à Kongoussi dans une maison de son père. Mais ce dernier meurt et la famille de la première femme de son père le chasse. Sa mère lui donne l’argent qui lui reste pour fuir. Assez pour acheter un seul aller en bus jusqu’à Ouagadougou. Il ne la reverra plus.

Sayouba vit trois mois dans la rue avant d’être embarqué au Niger par un chauffeur de bus qui lui promet du travail. Il ne sera jamais payé. On lui propose ensuite d’aller en Libye. Il y est réduit en esclavage dans des champs de dattes. Frappé tous les jours, il s’enfuit. Mais en rejoignant la ville la plus proche, il se fait capturer par des rebelles libyens.

“Je ne peux pas dormir. Quand je ferme les yeux c’est comme si j’étais de nouveau dans le noir dans le conteneur collé avec les autres”.

Le conteneur, cette prison chauffée à blanc par le soleil du désert, baignée dans une obscurité morbide. C’est là que Sayouba passe plus de trois mois avec quatre-vingt personnes, ne sortant que pour subir la torture de ses ravisseurs qui réclament une rançon. Un soir, le gardien ivre oublie de verrouiller la porte. Sayouba et neuf otages prennent la fuite. Cinq d’entre eux tomberont sous les balles de leurs geôliers. 

“Dans mes cauchemars, j’entends le bruit des poings qui tapent contre la taule. J’attends que la porte s’ouvre pour qu’ils sortent tous les morts et qu’ils me mettent l’électricité”

Il faut de longues heures avant que Sayouba ne raconte ces souvenirs. Quand il y parvient c’est son bégaiement qui le coupe.

Ces reviviscences sont courantes chez les exilés. “Cauchemars, crises d’angoisses, difficulté à s’exprimer, à faire face à certains éléments de la réalité, peur que ça recommence… ce sont les symptômes post-traumatiques que je rencontre chez la majorité des migrants », explique Henry Pin, psychologue dans le Centre Promo Soins Toulon. Ces traumatismes se traduisent “en éléments corporels comme des grosses fatigues, des douleurs et des signes psychosomatiques au niveau des appareils digestifs et respiratoires”.

Associatifs, psychiatres, agents de l’Office de l’Immigration et de l’Insertion (OFII) et de l’Office de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA), tous s’accordent à le dire : une majorité des demandeurs d’asile souffrent de psycho-traumatismes. En 2018, 68% des migrants diagnostiqués par les médecins du Comité pour la santé des exilés (Comede) relèvent de trauma psychiques. 

L’attente kafkaïenne

Sous le poids d’un mal invisible, les traumatismes de la migration s’aggravent.

“L’attente est délétère. Pour beaucoup, l’incertitude à long terme amplifie les symptômes”. Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky est psychologue responsable des consultations de psycho-traumatisme à l’hôpital Avicenne de Bobigny. Elle soigne les rescapés d’attaques terroristes, notamment celle du Bataclan, et les demandeurs d’asile. “Les procédures à rallonge favorisent le repli sur soi du patient”, analyse-t-elle.

Pour Sayouba la lourdeur du processus commence alors qu’il est encore sur l’eau. Le “zodiac” du passeur, sur lequel il est monté en cachette, est secouru par la Croix-Rouge au large de l’Italie. Sur le navire de l’ONG, on lui prend ses empreintes.

Il ne comprend pas l’italien. Alors il remonte le pays jusqu’aux Alpes qu’il traverse à pied en deux jours et trois nuits. Arrivé en France, Sayouba veut demander l’asile. Mais il ne peut pas : selon les accords de Dublin III signés en 2013 par les pays membres de l’Union européenne, un migrant doit demander l’asile dans le pays par lequel il est rentré sur le territoire européen.

Au bout de 9 mois l’Italie ne l’a toujours pas convoqué. Il peut enfin demander l’asile à la France. La préfecture de Nice lui remet un récépissé l’autorisant à rester sur le territoire : il n’est plus clandestin. 

La Loi Asile Immigration de 2018 prévoit une instruction des demandes en 6 mois. Mais dans la pratique, le délai dépasse les 12 mois en 2019.

L’amplification des symptômes

Pour Sayouba la convocation à l’entretien de l’Office de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA) tarde à arriver.

Il est très difficile de trouver un travail déclaré tant que sa situation n’est pas régularisée. Alors Sayouba attend. Hébergé chez des familles d’accueil de l’association Welcome Var, il tourne en rond dans sa chambre. Des images le hantent : “Les attaques djihadistes en moto avec la kalachnikov”. “L’odeur des morts qui pourrissent”. “Les corps qui flottent à côté du zodiac” en Méditerranée. “Les pieds dans la bassine avec l’électricité qui brûle tout et moi qui crie dans le téléphone”. Ces scènes repassent en boucle. Ses insomnies se multiplient. “On m’a dit que maman était morte. Ils l’ont lapidée quoi. Mais je ne l’ai pas vue, je ne peux pas le croire”.  Ses crises d’angoisse sont de plus en plus fréquentes. Son bégaiement s’accentue.

« L’amplification des troubles de l’expression est fréquente lorsque la période d’incertitude s’allonge », explique le psychologue Henry Pin.

En août 2020, le Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA) de Toulon propose au bout de 2 ans un logement à Sayouba. Il comprend qu’il va devoir partager un petit appartement avec deux Nigériens et un Tchétchène. Il prend peur et refuse. En conséquence il perd son Allocation pour les Demandeurs d’Asile (ADA).

Isabelle* a travaillé en CADA plusieurs mois. Elle s’occupait de l’accompagnement juridique des demandeurs d’asile. “Le fait de vivre à plusieurs avec d’autres migrants qui ne partagent pas la même culture, ça ne se passe pas toujours très bien et ça crée encore plus de stress”, raconte-t-elle. Elle se souvient que “beaucoup avaient des maux de tête, des maux de ventre liés à l’attente de la procédure”. “Certains attendaient leur convocation à l’OFPRA depuis plus d’un an. Ils ne mangeaient plus, ils faisaient des malaises”.

La “spontanéité” et la “cohérence” à l’entretien de l’OFPRA incompatibles avec le psycho-traumatisme

Le 23 octobre 2020 Sayouba est convoqué à l’OFPRA. Deux ans et demi après la déposition de sa demande en préfecture. “C’est la première fois que j’allais à Paris, c’était pas facile”. Dans la salle d’attente, il y a des centaines de personnes autour de lui. “J’avais un peu de stress”. Il a le droit à un interprète mais refuse car il “parle bien le français” malgré son bégaiement. L’orthophoniste qui le suit a fourni un certificat pour attester de son “altération du langage avec blocage de la parole”.

L’entretien avec l’officier de protection dure 40 minutes. “J’ai su répondre à toutes les questions, mais je ne comprenais pas bien”. Les seules questions sur son récit sont liées à l’attaque djihadiste qui l’a poussé à fuir son village de Djibo lorsqu’il avait 17 ans. Rien sur la famille de la première femme de son père qui l’a chassé à cause de ses tatouages et de sa mère catholique.

“Il m’a demandé les noms des départements de la province de Ouagadougou, je savais pas. Le nom des footballeurs du Burkina ça je savais. Il m’a demandé si je connaissais la ville de Catsubo, j’ai dit non et après j’ai vu que ça existait pas, il voulait me piéger quoi.”

“Certains demandeurs nous comparent aux services secrets de leur pays parce que l’on pose plein de questions” confie Thomas*, officier de protection (OP) à l’OFPRA. “L’entretien contradictoire implique une certaine violence pour le demandeur” admet-il, mais il assure que “l’essentiel des officiers est passé par le milieu associatif, ils sont bienveillants. Tu ne rentres pas à l’OFPRA pour faire des refus”.

Malgré les certificats médicaux de suivi, ils ne sont pas crus” 

“Le cœur du métier d’OP c’est d’évaluer la crédibilité objective et subjective du récit », développe-t-il. La crédibilité objective vise à établir la réalité des faits et sa concordance avec la Convention de Genève de 1951. Selon le texte, le droit d’asile s’ouvre à « toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques” et “qui ne peut […] se réclamer de la protection de [son] pays ».

“La crédibilité subjective est la plus sensible. Elle fait appel à l’intime conviction de l’officier”. Pour établir la crédibilité du récit, les agents de l’OFPRA se basent sur la “cohérence” et la “spontanéité” du demandeur d’asile. “Concrètement on se demande : est ce que je le crois ou pas?”

Pour l’anthropologue et psychologue Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, “beaucoup de demandeurs d’asile ne peuvent pas produire de récits circonstanciés et linéaires car les effets du trauma rendent cela impossible”. Elle prend l’exemple d’une nigérienne victime de viols collectifs. “Lorsqu’elle se retrouve face à un inconnu qui la questionne sur les viols qu’elle a subi, il n’y a rien qui sort”

“L’évitement des pensées, discussions ou personnes en rapport avec le traumatisme vise à ne pas faire face à la douleur liée au trauma” détaille un rapport de l’INSERM de 2020. “Ce sont des tentatives pour supprimer les idées intrusives de la mémoire” précise le rapport.

Les officiers de l’OFPRA ont une formation de deux jours pour mener des entretiens face à des victimes de psycho-traumatismes. “Ce n’est clairement pas suffisant. Malgré les certificats médicaux de suivi, les exilés ne sont pas crus” poursuit l’anthropologue, “la présomption de suspicion est trop forte”. Entre 2015 et 2016, 53% des demandeurs d’asile victimes de torture pris en charge par le centre Primo-Levi ont été refusés.

Trois mois après son entretien, Sayouba reçoit la réponse de l’OFPRA.

Selon le compte rendu “il ne fait valoir aucune crainte de persécution fondée sur l’un des motifs prévus par la Convention de Genève”. Ses “déclarations [sont] confuses et impersonnelles”, sa “fuite […] peu convaincante” et il n’apporte “pas d’indication crédible”. Il est débouté. Sa demande d’asile est rejetée. 

En 2019, 74% des demandeurs d’asile n’ont bénéficié d’aucune protection par l’OFPRA.

Après deux ans et neuf mois de procédure, c’est un coup de massue pour Sayouba. « J’étais refroidi, je n’y croyais pas. Je n’ai pas mangé pendant deux jours”.

La psychiatre Sylvie Zucca de la Permanence Accès Soins Santé (PASS) de l’hôpital Saint-Louis explique qu’il “peut exister de fortes réactions psychiques en cas de refus. Cette décision conditionne le devenir subjectif d’une vie en quête de construction”.

Accompagné par la Cimade, Sayouba dépose un recours à la Cour Nationale du Droit d’Asile. Si la cour valide le refus, il tentera d’obtenir un titre de séjour “étranger malade” auprès de l’Office Français de l’Immigration et de l’Insertion (OFII). 

Réforme de 2016 : chute des attributions de titres de séjour pour soins

Selon le rapport de 2017 de la Cimade, chaque année seulement 12% des déboutés sont expulsés. “Ceux qui ont eu leurs demandes d’asile refusées  tentent d’obtenir un autre titre de séjour, c’est le parcours type”, explique Gilbert Lefront, juriste de la Cimade. Entre 2017 et 2019, ils sont en moyenne 32 000 par an à demander un titre de séjour pour soins.

Mais « pour contrecarrer cette tactique, la Loi Asile Immigration de 2018 a institué une nouvelle règle : la demande d’un titre de séjour doit être conjointe à la demande d’asile », poursuit le juriste. Entre 2017 et 2018 on assiste à une baisse historique de 33,6% des demandes pour soins qui se maintient en 2019.

“C’est impossible de demander un titre de séjour pour psychotraumatisme en même temps que l’asile” considère Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky. “Le plus souvent, le demandeur passe les trois premiers mois en France dans la rue. Il faut ensuite qu’il rencontre des médecins qui parlent sa langue et au bout de plusieurs semaines qu’il se livre”.

“Les maladies mentales peuvent être très stigmatisées” dans le pays d’origine et “beaucoup ne savent pas que ça existe, un docteur pour la tête” confirme Isabelle, ancienne accompagnante en Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA).

Depuis la réforme du titre de séjour pour soins en 2016, “on assiste à une chute vertigineuse de personnes reconnues” déplore Sibel Agrali directrice du centre de soins Primo-Levi. 

La décision revient maintenant à l’Office Français de l’Immigration et de l’Insertion (OFII)” qui dépend du Ministère de l’Intérieur, et plus aux Agences Régionales de Santé (ARS) qui dépendent du Ministère de la Santé. 

Selon le rapport médical de l’OFII au Parlement en 2017, “la loi du 7 mars 2016 a significativement renforcé l’encadrement juridique de la procédure d’admission au séjour pour raisons de santé”.

En 2014, le taux d’acceptation est de 77 %. 

Un an après la réforme de 2016, il tombe à 55%.

Une “religion” contre une “politique” : le dialogue rompu entre praticiens

Les troubles mentaux sont la maladie la plus invoquée depuis 2009 pour obtenir un titre de séjour pour soins. Entre 20% et 25% des demandes chaque année. Mais c’est également la catégorie de maladies qui est la moins reconnue car “c’est la moins objectivable” selon la psychiatre Sylvie Zucca. Entre 2017 et 2019, seules 27% des demandes de soins pour troubles mentaux ont été acceptées.

« Les troubles post traumatiques c’est la voie la plus facile pour faire une demande” estime le psychiatre Marc-Antoine Crocq, expert pour l’OFII.

Parcours administratif pour obtenir un titre de séjour pour soin depuis 2016.

Un médecin généraliste rencontre le demandeur et rédige un rapport médical à partir des certificats d’hospitalisation et de ceux du médecin traitant. “Je récupère ce rapport et je transmets mon avis” sur la base du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Les deux critères principaux : que l’absence de traitement entraîne « des conséquences d’une exceptionnelle gravité pour la santé” du requérant, et que le traitement soit indisponible dans le pays d’origine.

“Il y a de nombreux certificats de complaisance, avec peu de suivi ou des symptômes qui persistent malgré un traitement qui devrait les réduire” explique le psychiatre de l’OFII. “Le risque suicidaire est rarement avéré », poursuit-il.

“Pourquoi une telle défiance entre confrères? Nos patients sont réellement malades” martèle Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky. Et “l’exceptionnelle gravité est déjà là lorsque la personne ne peut plus vivre sereinement dans l’espace social”, considère-t-elle.

Aucun des trois médecins du collège de l’OFII ne rencontre le demandeur de séjour pour soins. “C’est matériellement impossible” explique le docteur Crocq.

“Les soins de psychothérapies et les antidépresseurs sont disponibles partout” selon l’expert. Pour rendre ses avis il utilise la Bibliothèque d’Information sur le Système de soins des Pays d’Origine (BISPO) accessible via l’OFII. La plateforme n’est pas publique malgré l’avis de la Commission d’Accès aux Documents Administratif du 17 octobre 2019. 

“Dire que l’on peut faire de la psychothérapie à Kaboul ou à Kinshasa c’est très cynique. En retournant dans leur pays ils vont se confronter à nouveau à la torture et à la persécution qu’ils ont fui. Et les maladies mentales y sont souvent stigmatisées”. Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky estime qu’il s’agit là d’une “volonté politique qui vise à accepter moins d’exilés”

Le psychiatre expert de l’OFII considère qu’il “y a quelque chose de néocolonialiste à croire qu’un psychologue blanc est meilleur qu’un autre”. “Ce sont des idées préconçues d’un milieu psychanalytique bourgeois et gauchiste qui relèvent d’une croyance religieuse” conclut-il.

Le 26 mars, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky organise les assises “Psychotrauma et étrangers malades” pour l’Inalco. Aucun médecin expert de l’OFII n’a répondu à son appel. Entre praticiens le dialogue est rompu.

*A la demande des sources, les noms ont été anonymisés.