Depuis plus de vingt ans, ces Roumains mènent une double vie entre la France et la Roumanie. Discrets travailleurs en Seine-Saint Denis, ils ont bâti dans leur pays d’origine le royaume de leurs rêves.
Chaque année, le même ballet se répète. Quand l’été arrive, les vallées verdoyantes de la région d’Oaș, au nord-ouest de la Roumanie, se réveillent. Des files de voitures immatriculées « 75 » déferlent dans les rues, les volets des villas colorées aux imposantes façades s’ouvrent, et une foule de jeunes filles vêtues de robes traditionnelles pavane dans les jardins fleuris.
Les propriétaires des riches maisons d’Oaș sont de retour. La saison des mariages commence, synonyme de retrouvailles et d’excès. Rien n’est alors trop beau ou trop cher pour les villageois d’Oaș : il faut célébrer le bonheur de se retrouver et oublier la longue année écoulée, passée à 1850 km de là, à la périphérie de Paris, dans les banlieues de Seine-Saint-Denis.
La communauté des Oșeni possède une réputation bien ancrée en Roumanie. Dépeints comme « milliardaires » par les médias locaux, ces Roumains du Nord-Ouest du pays font partie des premiers à avoir quitté la Roumanie pour travailler à l’Ouest. Dans les années 1990, après la chute du régime de Ceausescu, les villageois du pays d’Oaș – Țara Oașului en roumain – sont partis sans un sous, les uns après les autres, en quête d’un avenir meilleur. Nombreux ont atterri dans la banlieue parisienne, en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus pauvres de France. Au fil des années, leur communauté s’est agrandie. Si rapidement que les autorités religieuses orthodoxes ont dû s’affairer pour ouvrir de nouvelles antennes locales. « Il y a maintenant une paroisse à Drancy, une à Aulnay-sous-Bois, une à Livry Gargan, une à Romainville, une à Montreuil et dernièrement une à la Courneuve », liste Octavian Dabija, prêtre orthodoxe en charge de la mission d’Aulnay-sous-Bois, ouverte en 2019. « A chaque fois qu’on ouvre une paroisse, l’église se remplit ».
Très peu d’Oșeni en âge de travailler sont restés en Roumanie, déplore Ana, 48 ans. « Quand j’étais jeune, on était vingt dans ma classe. Et sur les vingt il n’y en a que cinq qui sont restés au village. Tous les autres sont partis en Italie ou en France ». Elle aussi a quitté son village natal, Huta Certeze, en 2007. Au lendemain de l’entrée de la Roumanie dans l’Union Européenne, Ana a pris le même chemin emprunté par son frère quatorze ans plus tôt, laissant derrière elle sa ferme et ses deux filles.
Cette migration économique s’est ostensiblement affichée en Roumanie. Là bas, les villages d’Oaș, dont sont originaires ces migrants, se sont fait la réputation d’abriter les plus belles maisons de la région, peut-être même du pays. Des demeures imposantes aux accents architecturaux modernes ou néo-classiques.
Ostentatoires, ces demeures tranchent avec les habitations traditionnelles en terre battue, encore visibles dans les villages. Elles incarnent la réussite occidentale de leurs propriétaires. Jardins à la française, imitations de statues romaines, cuisines américaines, … : les références aux goûts occidentaux sont nombreuses. « On aime bien les colonnades », confesse rieur Octavian Dabija, prêtre et observateur privilégié de la communauté. « Ce n’est pas roumain, mais c’est le goût occidental. On a pris beaucoup de choses des Occidentaux. On n’est pas sur la même longueur d’onde, mais on essaie de copier ».
Dans cette « occidentalisation », le voisinage joue un rôle central : les travaux des uns inspirent les autres, et même créent des modes. Dans les années 2010, un jeune peintre de la région, Vasile Marina, se fait connaître pour ses peintures. Des toiles et fresques murales alliant traditions d’Oaș et touches occidentales. Poussé sous le feu des projecteurs par les médias locaux, l’adolescent voit sa cote de popularité s’envoler.
Les propriétaires d’Oaș s’arrachent le jeune prodige et lui commandent des réalisations toujours plus grandes et complexes. Au bout de semaines ou de mois de travail, l’artiste leur facture plusieurs centaines ou milliers d’euros. Une somme importante en Roumanie, où le salaire moyen en 2010 était inférieur à 500 euros.
« J’ai peint de tout dans les maisons : des Mona Lisa, des Napoléon, des portraits traditionnels », se remémore le peintre. Quelques photographies lui restent de cette époque, dont celles de sa série de Mona Lisa.
Mais ces peintures ne sont que rarement admirées. Les trois quarts de l’année, les maisons d’Oaș sont inhabitées. « On a une grande maison en Roumanie, mais elle est toute vide », acquiesce Jacob. Arrivé il y a 24 ans en France, il a fait construire dans son village d’origine, Bixad, la maison de ses rêves, sans pour autant l’habiter. « Il n’y a personne dedans, quel dommage ».
La plupart des propriétaires de ces villas travaillent à des milliers de kilomètres de là, en région parisienne. Les hommes dans le secteur du bâtiment et les femmes dans le ménage.
Pendant des années, ils se sont affairés, se privant de loisirs et de repos pour économiser et construire leur « maison de rêve ». « Ils négligent beaucoup leur vie », regrette Roxana, vingt ans. « Ils ne connaissent que la Roumanie, travaillent beaucoup pendant l’année pour construire des grosses maisons et se comparer aux autres ».
« Eux même le reconnaissent, il y a un peu d’orgueil », sourit Octavian Dabija. « Si mon voisin a une maison de quatre pièces, j’en veux cinq », résume-t-il dans un rire. « Ils n’ont pas besoin d’autant d’espace ».
Ces maisons imposantes sont un moyen de s’assurer un avenir et d’affirmer leur « succès » dans la société, décrypte Daniela Moisa, anthropologue auteure de l’ouvrage La maison de la réussite : dynamiques spatiales et mobilités socio-économiques au village de Certeze, Roumanie.
Les villas d’Oaș, dites « maisons de la réussite » correspondent à une « démarche pratique, esthétique et éthique de définition du soi et d’ajustement identitaire », entre tradition et modernité, pays d’origine et de destination, expérience individuelle et dynamique de groupe. Ce phénomène, lié à l’expérience de l’émigration n’est pas particulier à la région d’Oaș et se retrouve dans d’autres régions et pays de départ.
Et cette folie des grandeurs ne s’est pas arrêtée là. Après les maisons, les voitures et costumes traditionnels sont devenus les terrains d’expression de l’attachement aux traditions et de la réussite à l’étranger.
« Une robe, cela coûte assez cher. Entre plusieurs centaines d’euros et plusieurs milliers d’euros. C’est très beau, mais c’est lourd. C’est tellement lourd que cela fait des fois des bleus aux jambes », raconte Roxana. Comme tous les jeunes de son âge, elle possède déjà plusieurs costumes. Tous dorment dans les placards de sa maison roumaine, en attendant la venue de l’été et des mariages, réputés pour leur démesure. « À Certeze, il y a parfois plus de mille invités », assure Ana, 48 ans, originaire de Huta Certeze, un village voisin.
Ces paillettes font presque oublier qu’hors période estivale, la vie des Oșeni est loin de ressembler à un conte de fée. La plupart des migrants de la région ont quitté leur cher pays d’Oaș à reculons.
Dans les années 1990, quand ils arrivent en France, ils déchantent. En situation irrégulière, dans l’impossibilité de trouver un logement ou un travail de manière conventionnelle, les premiers travailleurs d’Oaș squattent des maisons inhabitées, dorment dans la rue et vivent de la vente de journaux ou de mendicité, raconte Mariana. « Ce n’est qu’après qu’ils ont commencé à travailler dans le bâtiment, d’abord pour des Portugais ». « C’était très difficile, on est restés quelques années sans papier. On travaillait, dans le bâtiment, au noir », se rappelle Jacob, désormais patron d’une société de construction en Seine-Saint-Denis.
L’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne en 2007 change les choses : les regroupements familiaux sont facilités, ainsi que la venue de nouveaux travailleurs. Mais les souffrances créées par cette migration restent vives : « j’ai dû apprendre à vivre avec mes parents. Je n’avais pas vu mon père de mes 7 ans à mes 12 ans, il était devenu un quasi inconnu », se souvient Mariana, arrivée en France en 2001. « J’ai beaucoup souffert ». La jeune femme a mis des années avant de réussir à évoquer le sujet avec ses parents. « Maintenant que je suis maman, je comprends à quel point ils ont pu souffrir », confie-t-elle, émue. Roxana passe aussi ses plus jeunes années sans ses parents en Roumanie, avant de les rejoindre en France. « Des fois avec mon frère, on ne se souvenait plus de ma mère. On pensait que ma grand-mère était ma mère car c’était elle qui s’occupait de nous en son absence ».
Les liens se forgent ainsi dans la dureté de la séparation subie. Poussés dans le grand bain de la migration, voisins, connaissances et parents s’épaulent. Pour contrer leur mélancolie, ils cherchent à recréer symboliquement, en Seine-Saint-Denis, leurs villages d’antan. A tel point que des Oșeni d’un même village se retrouvent à présent à vivre dans le même quartier en France : « Il y a des rues ici à Aulnay, ou encore au Blanc-Mesnil, où il y a des dizaines de Roumains d’un même village », explique le prêtre Octavian Dabija. « Ils se sont retrouvés dans la même rue que chez eux à Moiseni, Bixad ».
Les Oșeni ne le nient pas : ils se plaisent à rester entre eux, et même entre individus d’un même village. Au travail, à la messe, mais pas que. Plus de vingt ans après les premiers départs, beaucoup de mariages continuent de se réaliser entre personnes issues de la communauté, qu’ils se soient rencontrés en Roumanie lors des vacances ou en France.
Certains ont pourtant réussi à se stabiliser en Seine-Saint-Denis. Depuis quelques années, la première génération d’émigrés achète ou construit dans le département, pour assurer un avenir français à la future génération.
Pour autant, l’empreinte d’Oaș demeure intacte : « parfois, je passe dans une rue et je me dis : ‘ah, ça doit être une maison de Roumains' », s’esclaffe Octavian Dabija. Façade colorée, colonnades, … : le style se reproduit tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Le peintre d’Oaș Vasile Marina, a ainsi rejoint ce « Little Romania » pour peindre les chambres franciliennes des habitants d’Oaș.
Mais Little Țara Oașului n’est pas Țara Oașului. Les choses ont changé, estime Marianna : « on reste ensemble oui, mais malheureusement le coeur n’y est plus. Il n’y a plus de fraternité », lance-t-elle amère. « L’argent a tout changé. On a beaucoup plus d’argent qu’il n’en faut, et on en veut toujours plus. (…) À présent, il y des frères qui se détestent. Avant, c’était impossible ».
Nombreux rêvent d’un retour, comme Jacob et Ana. Originaire de Bixad, le couple aimerait revenir en Roumanie après plus de vingt années passées en France, mais reste, pour ses enfants. « Ils sont encore petits. Ici, ils ont leur école, leurs amis », explique Jacob. « Au début, on ne pensait pas rester longtemps ici. On voulait gagner de l’argent et rentrer en Roumanie. » À ses côtés, sa femme opine du chef, le regard dans le vague. « Le temps a passé, et on s’est habitués à vivre, ici ».
C’est une trajectoire commune à beaucoup de familles, prises au piège de la nostalgie et des perspectives d’avenir. « Quand je suis partie, je pensais : « on part deux ans, pas plus » et cela fait maintenant treize ans, et on n’est pas rentrés », abonde Ana. Elle, fermière de Huta Certeze n’a pas pu oublier son village. « Je n’arrive pas à me faire à la vie d’ici », confesse-t-elle en roumain. « Je n’y peux rien, mon pays c’est là bas, j’y pense tous les jours en revenant du travail. C’est là bas que j’ai ma maison. J’aime tout là-bas, tout. Chacune des pierres de ma cour. Tout. Mais ici, j’ai mes filles et mon mari ».
Les Oșeni se retrouvent comme piégés entre deux pays : leur Roumanie natale et la France où s’écrit l’avenir de leurs enfants. Et aucun des deux pays ne veut franchement d’eux. Victimes de xénophobie en France, confondus avec les Roms, les Roumains d’Oaș sont également sujets aux moqueries en Roumanie : leurs démonstrations de richesse ont nourri la rancœur des autres régions à leur égard, assure Mariana. « Parfois, quand je rencontre des Roumains, j’évite de dire que je viens d’Oaș ».
Récit et vidéos : Charlotte Causit
Crédits :
Vidéo de tête : Adrian Pop
Photographies : Google Street View & Google Earth