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« Rien n’est légal » : dans l’ombre des rappeurs français, les désillusions des figurantes de clip​

Depuis quelques années, le recrutement sauvage sur les réseaux sociaux a permis à différents acteurs du monde du rap de trouver une nouvelle main d’oeuvre pour apparaître dans les clips. Danseuses, comédiennes, modèles photo… Ces figurantes, peu rémunérées, subissent régulièrement abus et violences sur les plateaux de tournage.
« Action ! » Manea sent d’abord la main du rappeur sur ses fesses. La brûlure de l’humiliation. Le sentiment d’avoir été « salie ». Ce dégoût ne l’a jamais quittée depuis. L’ancienne figurante a fui le métier. Elle soupire, ce matin de mars. Le problème « majeur et ancestral » de l’univers des clips de rap, souffle-t-elle, ce sont les violences sexistes et sexuelles.
Un système de prédation se joue dans l’ombre des rappeurs français. Des profiteurs promettent à des jeunes femmes gloire et argent facile. Ils jouent de leurs connexions pour s’imposer comme les intermédiaires incontournables d’un milieu ultra-fermé dont les stars sont écoutées aux quatre coins de la France, de Booba à Niska, de Gazo à Ninho.
D’un clip à l’autre, le visage de leurs victimes est familier. Elles sont modèles photo, danseuses, comédiennes, figurantes. Depuis quelques années, toute jeune femme possédant un compte Instagram peut être approchée pour tourner avec un rappeur célèbre.
Cette concurrence pousse celles qu’on appelle les « modèles clip » ou les « vixens » – quand leur performance est particulièrement sexy – à brader leurs tarifs et leurs exigences. En dehors de tout droit du travail, elles subissent parfois des abus graves : violences sexuelles, conditions de travail dégradantes, cachets non honorés.
Ce jour-là, « ça avait super bien commencé » pour Manea. Sous un ciel bleu sans nuage, la jeune femme de 24 ans porte un shorty coloré. Elle a l’habitude de tourner dans des clips de rap. Elle l’a fait presque tous les week-ends pendant deux ans, à partir de 2021. Elle aime la danse ; celle d’origine antillaise, le shatta, ou jamaïcaine, le dancehall. Et aussi le twerk, caractérisé par des mouvements des hanches et des fesses.
La danseuse étudie soigneusement chaque offre de casting avant d’accepter d’apparaître dans un clip. Elle ne veut rien de « vulgaire, détaille-t-elle. Je ne tolère pas le contact physique avec l’artiste. Ce n’est pas dans ma vision de mon rôle, je n’ai rien à faire entre ses bras. »
La mélodie commence à résonner. L’artiste chante dans son dos. Et puis, cette fessée, sous l’œil indifférent des caméras. Manea proteste. Réclame des excuses, ou le tournage ne reprendra pas. Le rappeur s’exécute. Désormais chargée de projet dans le milieu éducatif, la jeune femme ne danse plus que sur les réseaux sociaux. Elle envisage de donner des cours. « Avec ça, au moins on a des bons retours, c’est valorisant. »

50 euros pour de la figuration, 250 pour de la danse en lingerie

2019. Le rappeur Niska, 5 millions d’auditeurs mensuels sur la plateforme de streaming musical Spotify, s’apprête à sortir un nouveau morceau. Pour le clip de « Bandit Chef », l’artiste a besoin de figurantes. Emily* est contactée sur Instagram. La bookeuse – une directrice de casting chargée de recruter les modèles clip – lui précise qu’il n’y a pas de rémunération. Emily rêve d’une carrière de mannequin photo. C’est sa première expérience. Elle ne pose pas de questions.
Le tournage s’étire de 15 heures à 3 heures du matin. Le soleil d’août fait monter la température. Aucune boisson n’est proposée à la jeune femme. « Je m’en suis plaint auprès d’autres figurantes. J’ai dit : quand même, on fait ça gratuitement ! ». La trentenaire rit amèrement. « C’est là qu’une d’entre elles m’a dit qu’elles, elles étaient payées. » Toutes ont été castées par la même bookeuse, qui semble en avoir profité pour garder le cachet des moins expérimentées.
Emily a ensuite participé à une vingtaine de clips, avec 13 Block, Bolemvn, Meryl… Elle a appris la leçon et a toujours demandé à l’avance le montant de sa rémunération. Les tarifs vont en moyenne de 50 euros pour de la figuration, à 250 euros pour de la danse sexy en lingerie. Les tournages durent souvent une journée entière.
« Les pole danceuses sont de vraies athlètes ! Mais les productions continuent de leur proposer des tarifs de figurantes. »
Ambrr
Réalisatrice
Même une fois défini, le cachet n’est pas toujours garanti. « Normalement, on nous donne l’argent directement à la fin du tournage, en espèces ou par Paypal », poursuit Emily. Deux fois, un directeur de casting ne la paye pas. Après plusieurs relances, elle « lâche l’affaire. » La jeune femme, qui a arrêté les clips il y a deux ans pour se consacrer à sa carrière de modèle photo, n’a jamais reçu les 120 euros dûs. Le booker les a précieusement conservés.
Le premier tournage d’Angela, 21 ans, s’est déroulé il y a un an et demi. Dans le quartier de la Défense à Paris. En pleine nuit. Montant du cachet : zéro. L’ancienne infirmière paye l’essence de son scooter pour s’y rendre. Elle laisse ses affaires dans une chambre d’hôtel, avec les amis du rappeur. Quand elle retourne les chercher, mauvaise surprise. Son casque est cassé. Malgré ses demandes, Angela n’a jamais été remboursée.

Un secteur du clip en crise

« Il y a peu de respect pour ces filles-là sur les plateaux de tournage », déplore Ambrr, 24 ans, réalisatrice de clips pour Gazo, SCH, Hamza… « Les poles danceuses par exemple. Ce sont de vraies athlètes ! Mais les productions continuent de leur proposer des tarifs de figurantes. »
Dans les années 2000, chaque clip est « un évènement » qui requiert un investissement financier important. Les labels ont depuis revu les budgets à la baisse. Le modèle du street-clip, un format peu coûteux parfois tourné à l’iPhone, s’est largement répandu. « J’ai reçu beaucoup d’offres à 15 000 euros, alors que pour faire une bonne vidéo, il me faut au moins 20 000 euros », estime la réalisatrice. « En ce moment ça tourne beaucoup autour des 5 000, 7 000 euros », confirme le producteur Kespey, qui travaille avec Ninho, PLK, ou encore PNL. « Pour les gros artistes, ça peut monter à 40 000 euros. » « Tout ça casse le marché, soupire Ambrr, puis se répercute sur les réalisateurs, les techniciens… » Et en bout de chaîne, sur les modèles clip.
L’industrie du rap coule pourtant des jours heureux. Le genre musical est le plus écouté sur Spotify en 2022, selon une étude de la plateforme. Les contrats entre les rappeurs et les maisons de disque atteignent des sommes faramineuses. Orelsan signait en mars 2023 son arrivée chez Sony Music. Un accord record valant… 15 millions d’euros.

Sur Instagram, des dizaines d’agences rarement déclarées légalement

« Si tu ne ramènes pas de filles sur un clip, il n’y a pas de clip, ça fait partie de la culture du rap. » Khalid Gharbachi s’est érigé booker il y a 4 ans. Grâce aux contacts qu’il s’est lui-même créés en tant que figurant et acteur, le jeune homme de 27 ans obtient des offres de casting. Il les transmet via un groupe WhatsApp réunissant « plus de 500 modèles », souvent repérées sur les réseaux sociaux. « Les filles me disent ensuite si elles sont disponibles, puis je transfère leurs photos à la production. »
Qu’en est-il d’un éventuel contrat de travail, tel qu’un CDD d’usage utilisé pour les figurants dans le cinéma, pour celles qui seraient « un peu des soeurs » ? « Je ne signe aucun contrat, il n’y a rien de légal », admet-il. Comme beaucoup d’autres bookers, celui qui se dit « numéro un » dans le domaine négocie le tarif des modèles. Sans oublier de s’arroger une commission. De 20 euros pour les figurantes, à 100 euros pour les rôles principaux.
« Quand il y a des contrats, c'est surtout pour le droit à l'image, mais c'est très rare. »
Kespey
Producteur
Instagram foisonne de ces directeurs de casting et prétendues agences. Ils sont les principaux intermédiaires entre les modèles et les boîtes de production. Très peu sont déclarés légalement. Beaucoup fixent les règles selon leurs propres intérêts. Certaines figurantes et danseuses refusent de donner leur nom : « On m’a dit de ne pas le faire. » D’autres demandent l’anonymat « pour ne pas [me] griller dans le milieu. »

« Les bookers s’en mettent plein les poches ! »

Dans ce monde opaque, Olivia, 36 ans, tente d’apporter un peu de cadre. La directrice de casting a créé son agence dans les règles en 2018. Elle travaille aujourd’hui avec « environ 400 » modèles clip. « Avec moi, si une fille tourne deux heures, c’est minimum 150 euros », assène Olivia. « Quand je vois que des bookers continuent de proposer des projets sans rémunération, je me dis qu’ils s’en mettent plein les poches ! »
La directrice de casting l’affirme : « En tant que modèle clip, j’ai moi-même eu beaucoup de chance. » Lorsqu’un réalisateur lui propose, lors d’un premier casting en 2017, de faire du topless (NDLR : prestation les seins nus), Olivia est désemparée. « Je me demandais : comment vais-je réussir dans ce secteur d’activités si c’est partout comme ça ? ». Elle se souvient de cet homme qui insiste, promet que si elle accepte il la mettra « en avant. » Quelques tournages plus tard, un autre réalisateur l’invite à la suivre pour lui donner sa rémunération. Elle se méfie. Il a multiplié les avances. Quand elle entre dans la pièce, il ferme la porte. Eteint la lumière. Quelqu’un ouvre. « J’ai vraiment eu de la chance », répète la bookeuse comme un mantra.
Olivia met un point d’honneur à accompagner « ses » modèles sur les tournages. « Les filles qui n’ont pas vécu ce genre de choses, j’en connais très peu ». Elle s’attache aussi à leur garantir un salaire. La directrice de casting prend « 20% de la somme totalitaire » en commission.
Il y a une limite à cet encadrement : l’absence de contrat de travail pour les modèles. Olivia signe des factures avec les boîtes de production pour ses services de recrutement. Mais ensuite, ces boîtes de production payent les figurantes « au black », comme expliqué par de nombreux acteurs du milieu. « Quand il y a des contrats, c’est surtout pour le droit à l’image, mais c’est très rare », indique le producteur Kespey. « Pour le reste, on se connaît tous plus ou moins. » La confiance règne. L’arbitraire aussi.
Jeanne Toutain
*Le prénom a été modifié.